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Inventaire avant liquidation
3 novembre 2018

La famille Pis-aller

     À ce bain d’encre suffisamment opaque, est-il nécessaire d’ajouter un supplément de malédiction hypothétique? Avant de passer aux choses sérieuses, et pour donner des coulisses à leur simplicité mortifiante, j’aimerais revenir sur le destin de Sido, dont je n’ai tiré le portrait, quelques paragraphes plus haut, qu’en phase terminale d’inadaptation : avant de devenir l’avare caricaturale que j’ai esquissée, égarée dans son siècle, cette femme, benjamine ou peu s’en faut d’une famille nombreuse, avait été une enfant assez douée pour arracher à ses parents l’effort financier de faire d’elle une institutrice, et Dieu sait qu’il n’était pas mince : j’ai encore vu dans ma propre enfance de vagues cousins, paysans en Limousin, dont la misère le cédait à peine à celle des bidonvilles du tiers-monde : un vieux m’est resté là, à qui l’on apportait des miettes pour ses poules, et qui les jeta incontinent dans sa soupe, plus quelques autres qui ne parlaient pas un mot de français [1], et dont la chaumine me laisse un souvenir de terrier, froid, noir, puant et crasseux : c’est dans cette pénurie sinistre, bien au dessous du “seuil de pauvreté” qu’est née et a grandi ma grand-mère, et encore y avait-il plus démuni, puisque ses parents, du moins, possédaient leurs champs – raison pour quoi sans doute elle a ressenti comme la dernière des dèches que son fils épousât une fille sans dot [2]. Certes, elle en remettait une louche, sous l’égide de Jack et de Jacquou le Croquant, et je suis hors d’état de trier le vrai du faux : est-il possible, par exemple, de substituer d’emblée et intégralement le bouillon de légumes au lait pour alimenter un nourrisson? C’est à ce régime qu’elle prétendait avoir survécu. Les Écoles Normales pratiquaient-elles le double ou triple menu, fricot pour les bourgeoises, eau de vaisselle pour les prolos, et à la même table? Mon compliment à la IIIème république! De quelle taille pouvait donc être cette “tourte de seigle” que le vieux domestique lui apportait chaque mois “sur son échine”, si épaisse que fût la neige? En tout cas, privations et humiliations (infligées par les demoiselles qui, en entrant à l’école, parlaient déjà un “français correct” : jamais Sido n’accorda la moindre dignité au patois de son enfance, et l’enseignement de l’occitan au lycée lui parut signe de décadence) l’avaient marquée, et j’ai gardé quelques-uns de ces Meilleurs livres à dix centimes, imprimés à vous casser la vue pour Arthème Fayard, dont elle s’était offert deux cents avec son premier salaire, pour enfin garder les vaches sans trop perdre son temps. On peut comprendre qu’ayant eu à pâtir de maux très concrets, elle fût mauvais public pour les états d’âme, le “bovarysme”, les gens dans mon genre, dont le problème est de n’en avoir aucun. Passons sur son enseignement, dont je ne sais pas grand-chose, sinon qu’il époustouflait les inspecteurs (j’ai lu de leurs lettres), apportait plus de lumières en un an que le mien en vingt, et supposait des compétences de femme-orchestre : sur une vieille photo, elle gratte un banjo au milieu de ses élèves, devant une école où le tourne-disques n’aura jamais pénétré, et elle n’aurait pas songé à en tirer vanité, elle qui vous bassinait ad nauseam du moindre liard qu’elle avait donné.

     Je lui trouve une allure un peu hermaphrodite, sur ces rares sépias; mais il n’est déjà pas fréquent qu’une actrice me paraisse gironde, dans un film d’avant 39 : l’avant-première, et à la campagne, encore! c’est une autre planète. En quatorze, elle s’apprêtait à épouser un collègue, assez avenant, lui, malgré sa moustachette; il partit au casse-pipe et fut fauché dans les premiers combats. L’aimait-elle? Son journal de l’époque, sur lequel ma frangine a mis le grappin (pour l’égarer, je suppose, comme le bouquin de Molina sur les explosifs), s’abandonnait, si bien m’en souvient, à une éloquence à mon goût convenue : « Ô mon Félix! » et toute la lyre, le silence serait préférable, mais qui s’imagine encore que le sentiment suffit à donner des moyens d’expression? À les enlever, en revanche… Quoi qu’il en soit, le significatif, ce me semble, c’est que ce journal, cette photo, elle les ait conservés, et que cinquante ans plus tard, très peu vraiment après la mort de mon grand-père, elle ait extrait ce Félix [3] du tombeau, non seulement pour mon profit, mais pour celui de sa bru, qui avait quelque raison de refuser toute indulgence à ces soupirs incongrus. Veuve en 14 avant, elle, d’avoir convolé, Sido avait attendu six ans pour accepter, sur l’ordre ou quasi de sa mère, un pis-aller, qui n’avait guère pour mérite, précieux en ce temps-là, que l’intégrité de ses quatre membres, qu’il devait à sa tachycardie, laquelle lui avait valu quatre ans de guerre… en Algérie, à bonne distance de tous les fronts : « Un jeune homme très bien, avec un salaire correct, je n’aurais pas voulu d’un frelon, mais évidemment, ce n’était pas la même chose… » Ayant moi-même épousé une collègue, je ne crois pas avoir jamais vu les yeux de mémé briller davantage que lorsque je lui ai présenté ma femme : c’était un authentique ravissement, la réalisation d’un rêve qui lui tenait plus à cœur que le pognon soi-même : je lui aurais donné moins de plaisir en me pointant avec la princesse Badroul-Boudour, fille d’épicier en gros, sur un éléphant caparaçonné d’or.

     Avait-elle tympanisé mon grand-père de cet amour de jeunesse? Je jurerais qu’elle s’en était bien gardée, et son exhumation ne m’en paraît que plus révélatrice d’une vie entière passée en marge de la vraie, et qu’elle aurait toujours refusé de reconnaître pour sienne, se rencognant dans le “m’ont fait tort”, le victimat et la rancune. À l’encontre de qui? Ces campagnes, à supposer qu’on les ait évangélisées un jour, étaient bien déchristianisées, et Sido, même avant de devenir le véhicule officiel du progrès et l’adversaire naturel du curé, tout en se mariant à l’église et en poussant ses fils jusqu’à la première communion, n’a, que je sache, jamais cru en Dieu, ni assez manqué de bon sens pour Le ressusciter sous le nom de Destin. Quant aux coupables à deux pieds et sans plumes, il est certain que tout élan patriotique, maquis en première ligne, s’enlisait dans son scepticisme, et qu’elle avait une lecture très prolo de la guerre : c’étaient moins les Boches qui avaient tué son Félix, que les politiciens pourris, et les embusqués du haut commandement, en l’envoyant aux mitrailleuses avec son pantalon garance : « Rrrrran! Ah! Ils ne les ont pas manqués! » Je l’entends encore. Mais l’État ne pouvait épuiser un ressentiment qui, au vrai, s’en prenait au bonheur, à la satisfaction, sous toutes leurs formes, qu’elle assimilait obscurément à une culpabilité à son égard. Le plus grave, c’est qu’elle se serait sentie elle-même coupable si elle avait consenti à jouir, ou seulement admis qu’on lui avait fait du bien, ou rendu service. Je lui ai vu des sourires, rares et pas tous jaunes, notamment à l’heure du coucher, où son rôle parfois se fissurait un peu, mais, bien que moins catégorique que pour mon père, je n’arrive pas à me souvenir d’un franc rire. C’était une femme qui sans connaître le goût du caviar, ni assurément celui d’un ristretto italien, ne cuisinait pas mal du tout, pour qui réfrénait la curiosité de jeter un œil aux fourneaux, et encore était-elle très loin de me réserver le nanan : il fallait bien qu’elle eût une notion de saveurs comparées, mais elle n’en faisait aucun usage pour son compte, et je l’ai vue avaler de ces mélanges de gros-qui-tache et de lait tourné qui auraient levé le cœur d’un clochard. Non sans témoin, évidemment, puisque j’étais là. Mais quand je feignais de n’avoir rien vu, elle n’appuyait pas le trait, et la comédie qu’elle donnait n’était pas si subtile à l’ordinaire : non, elle se cachait plutôt de manger des immondices, de crainte que je ne le répétasse, et il est certain qu’elle ne se préoccupait pas, comme son petit-fils, de quelque chose d’aussi futile que sa ligne : je pense que ce plaisir des sens qu’elle sacrifiait à l’avarice n’avait pas plus de réalité pour elle que pour moi la “vision paradisiaque” des quinze ou vingt feux d’artifices en grande part simultanés qu’on peut observer de mon balcon le 14 juillet, et que je serais aux anges de faire découvrir à une fillette, mais ne fais même plus trois mètres pour savourer seul. Serait-il un peu trop romantique, comme dirait une midinette, de dater de l’été 14 cette anesthésie de la jouissance, et Sido était-elle ainsi de naissance, ou depuis le bouillon substitué au lait? Possible qu’une religion du devoir et du sacrifice ait fait des dégâts précoces, et le lit d’événements plus sévères, je ne feindrai pas de savoir, ne risquant que des hypothèses projectives, et ayant émis celle que l’“amour de sa vie” fût, déjà, histrionique. « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient entendu parler de l’amour. » Qu’elle se soit refusé de vivre par fidélité à un mort, je ne le crois pas. Mais que tout le réel, dès lors, ait relevé du pis-aller, et que le devoir ait, d’un poing de fer, étranglé le plaisir, le bonheur, et surtout l’aveu du bonheur, donc d’une dette quelconque vis-à-vis de qui aurait pu se prévaloir de le lui avoir procuré… Ah, millemerdes! Sur le point de vous cloquer une anecdote significative, et lançant un petit find pour éviter un doublon ou pis, voici que je m’avise que je l’ai déjà contée, molto supra, au beau milieu d’un portrait de ma grand-mère un peu différent, mais guère, le modèle n’ayant pas notablement bougé du fait de l’éclairage. Or, pas si étrangement, le vieux me paraît bien meilleur que le frais, de sorte que, halé par des intérêts divergents, et emparessé par l’absence de lectorat, j’ai bien peur de me résoudre à conserver les deux… Reprenons : sur la fin, elle poussait le refus de recevoir, ou qu’il fût dit qu’elle eût reçu, jusqu’à des paroxysmes, ne déballant pas ses cadeaux de Noël, ou (bis en rouge) me décochant texto, après m’avoir fait trimer dans sa savane toute une après-midi : « Puisque tu aimes faucher, tu as de quoi faire, ici! » Inutile de préciser l’exécration que lui valait une telle attitude, alors qu’on était censé remercier jusqu’à plus soif du moindre bout de chandelle non sollicité!

 

[1] Dans les villages, dans les années soixante, et même de grosses bourgades comme N***, on n’entendait que le patois, dont tous les locuteurs disparurent bien avant l’an 2000.

 

[2] Mes arrière-grands-parents maternels L*** s’étaient eux-mêmes opposés à une alliance avec ces M***, qui, régisseurs, fermiers ou métayers, n’étaient pas propriétaires.

 

[3] Quand je pense que je pourrais m’appeler Félix! – Qui ça, je? – Un autre, je sais bien, mais quand même… – Qui sait si cet autre-là n’aurait pas été heureux, même de porter un pareil prénom?

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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