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Inventaire avant liquidation
5 novembre 2018

La démesure des attentes paternelles

     Dans ce brouillard qu’il a fomenté, et que mon indifférence a entretenu, reste tout de même que M. le Taciturne a quitté précocement la Grande Muette, changé d’orientation, et s’est fait pistonner – Sido dixit, et elle ne calomniait pas son fils, se bornant à en médire – pour exercer ce qu’il considérait lui-même comme un métier fort chiant, où s’est rapidement dissipée, marmaille à élever aidant, sa croyance en lui-même, ou la simple espérance d’un destin d’exception. Quel mal donc à ce qu’il l’ait reportée sur ses enfants? Aucun. Ni d’ailleurs à ce qu’on observe plutôt l’inverse : des exigences démesurées, peu réalistes, mais branchées sur l’emploi, non sur les goûts et la prétendue vocation d’un gamin. Quel petit-bourgeois a-t-on jamais vu pousser ses mômes vers des travaux qui nourrissent un sur cent mille de leurs adonnés? On veut, bien sûr, qu’ils aillent le plus loin possible, mais sur un chemin tracé, bordé de bourgades accueillantes pour ceux qui n’auront pas eu la force de pousser jusqu’au tabouret suprême. Si vous voulez vivre en marge de la société, en fabriquant un produit invendable, vous faire un job d’une activité de loisir, il est naturel que vous bouffiez de la vache enragée, et hautement anormal que vous prétendiez être payé à attendre que l’inspiration vienne, par un géniteur qui s’estime beaucoup plus génial que vous, et a mis son génie sous le boisseau. Or il fut un temps où, sans émettre en clair une telle prétention, j’aurais trouvé aussi simple de la voir satisfaite que, depuis que j’ai appris à marcher, de mettre les pieds sous la table… Oh, eh, doucement! Un gosse est censé bosser, devoirs et leçons compris, dans ces cinquante heures par semaine : c’est souvent moins, mais parfois beaucoup plus, et ordinairement à contre-cœur, selon la dure loi de l’École, depuis qu’elle existe : on ne va pas le traiter de parasite juste parce que son boulot ne produit provisoirement rien! Essayons de ne pas nous égarer dans un cours préparatoire, et repassons un peu les griefs enkystés dont la démesure des attentes de mon père est l’objet, depuis la rédaction du Cas Trou, heureux temps où quelques idées me venaient en cours d’écriture.

     À première vue, les doléances semblent se résumer à deux contradictions : la première entre les buts assignés et les armes fournies : on la retrouve de loin en loin dans mon Inventaire, et elle n’est pas sans rappeler l’authentique procès intenté (selon Monestier, témoin peu fiable, qui ne cite pas ses sources), par une “Josée Laviolette” de Laval (France? ou plutôt Québec??) à ses parents, pour lui avoir transmis leur laideur, donc scié une carrière de mannequin, à ceci près tout de même qu’ils ne l’avaient pas poussée sur cette voie. Au fond, le reproche se ramène à : « Tu me refiles ta connerie, et, avec ce bagage, il faudrait que j’aille rue d’Ulm! » Il est certain que la culture-d’en-bas dans laquelle j’avais baigné (papa avait renié depuis longtemps ses poètes de jeunesse) ne me mettait pas de plain-pied avec des études de lettres, et l’on ne peut pas dire que, cinquante ans plus tard, je me sois remis à niveau : je persiste à ne pas saisir quoi donc ferait d’Artaud, de Barthes, de Bataille, de Blanchot, de tels phares, ou de ce Camus que l’enterré Sartre dominait de si haut; si j’étais l’Académie suédoise, j’aurais couronné André Brink, Tom Wolfe et Umberto Eco, peut-être Dard et Boudard, au lieu de tant de nullités prétentieuses, illisibles et inlues; si j’étais la Pléiade, Shaw, George Eliot et Courtilz de Sandras n’attendraient pas leur tour : épargnons-vous la liste de ceux dont il ne serait jamais venu (et qui comprend le cadeau de Noël [1] que je destine à ma mère). Les tontons flingueurs m’enchantent autant que Rashômon m’ennuie. Je préfère sans balancer une seconde Chopin à Debussy, et Debussy à Webern. Bref, si je ne barbote pas dans la fange des préférences prolétariennes, et si, depuis l’époque lointaine où je découvrais Shaw, Giono ou Huxley dans la bibli paternelle (les seuls exemplaires que j’aie jamais vus du Lien déraisonnable, du Voyage en calèche, ou de la Vulgarité en littérature, emplettés dès leur parution), nous avions l’un ou l’autre renié des goûts autrefois communs, nous gardions indivis, bien malgré nous, le rejet d’un certain “snobisme”, qui pourrait coïncider, pour ce que j’en sais, avec la culture des élites, que nous n’aurions jamais daigné feindre d’assimiler … 

     Point n’est besoin d’un grand renfort de besicles pour discerner l’absurdité du grief, encore plus bête, si possible, qu’un procès pour laideur, puisqu’il est loisible à chacun de se regarder dans une glace et de s’interdire de procréer si ce qu’il y voit lui fait horreur. Papa était loin de mesurer la distance qui le séparait des compétences requises; et tout ce qui passait sa comprenette, il le réputait fallace, ce qui certes est malsain, mais moins, me semble-t-il, que tout gober par respect des voix autorisées. Du reste, prière de ne pas l’oublier, c’est contre lui et son avis formel que j’ai lâché les sciences en première, qui m’auraient ouvert la voie des jobs juteux, mais surtout celle des connaissances sûres, qu’on peut piocher sans crainte de se faire fourguer une idéologie en douce, et que je craignais sans doute à l’égal des règles infrangibles des jeux de société, du classement objectif qu’elles permettaient : je n’étais sans doute pas plus doué pour inventer un problème que pour le résoudre, et je ne m’en ferai pas accroire en étiquetant vocation la peur d’être surclassé.

     « T’as mesuré d’où je sors? Le défaut d’esprit, de culture, d’intelligence, de créativité, qui m’a servi de bain amniotique? » Mauvaise réponse à des sarcasmes ordinairement feutrés touchant mes succès littéraires. Car il est trop facile de répliquer qu’on l’a compris, effectivement, depuis avant votre naissance, et qu’on a adopté la conduite en rapport d’en rabattre sur des ambitions infantiles, et de faire l’humble et lourde besogne vivrière qui se présentait. Le second grief, de prime abord, la seconde contradiction, semblent plus consistants : comme je l’ai répété vingt fois, les satisfecit de mon père étaient rarissimes, portaient comme à plaisir sur des points mineurs, et semblaient comme vidés, sinon par l’ironie, du moins par le faux-culisme. Il n’était, comme on dit, jamais content, faisait un fromage de ce qui manquait à l’excellence, et si l’on avait cartonné en maths, s’enquérait du grec ou de la physique. Ce n’est pas parce que j’ai adopté moi-même cette attitude qu’il n’y a rien à y redire, bien qu’elle soit moins malvenue, ce me semble, chez un éducateur, dont le rôle est tout de même de corriger ce qui ne va pas, et qui n’approuve ici que pour mieux redresser là. Même si l’on admet que papa avait programmé de ne se satisfaire d’aucun résultat, on peut plaider la vertu d’aim higher : il est évidemment souhaitable que l’accompli ne rejoigne l’idéal qu’en de rares occasions. À condition que les dés ne soient pas pipés, que les idéaux, sans doute initialement flous, et se résumant à l’obtention d’une approbation, ne soient pas conçus précisément pour rendre cette approbation impossible, et culpabiliser toute forme de bonheur, en le rendant illicite hors de l’excellence. Mais le pour intentionnel ne baverait-il pas indûment sur ma fin de phrase? Et d’ailleurs, est-il du tout justifié? Ce dont je taxe mon père est de n’avoir jamais pensé qu’à lui, non pas au sens égoïste de l’expression, qu’infirme le plus sommaire examen des faits, mais bien au sens narcissique, beaucoup plus malaisé à déceler et à verbaliser pour qui ne dispose pas des mots et des concepts nécessaires : est-ce qu’une Falaq, qui est tout sauf une conne, ne célébrait pas à la quarantaine mon dévouement à mes élèves, l’aspect histrionique de ce dernier (sans parler des récompenses sexuelles) s’étant dissous dans le temps?

     Si le narcissisme est la plaie secrète de toute action humaine, parole incluse, il est à l’évidence ridicule et insignifiant de le dénoncer chez tel ou tel. Si chez mon père ça se voyait, c’est que mon attention était aiguisée dans ce sens, avec le risque, à prendre en compte, non seulement d’erreur, mais de biais faussant son objet. Chose certaine, j’avais tôt décelé son besoin de rassurance, et déployais une certaine habileté à le flatter, moi qui n’avais à mettre qu’ignorance et stupidité au service de ma propre frime. Il faut dire que c’était beaucoup plus facile, le démasqueur-chef étant désarmé, et acceptant comme fruits d’une dévotion sincère le rappel de ses “hauts faits” (essentiellement lors d’altercations avec des automobilistes, au mieux des gendarmes : la famille n’était guère confrontée ensemble à l’agressivité du monde que sur les routes) que je tenais, dès ma dix ou onzième année, pour pitoyables, tout en attachant au jugement de ce pauvre type un poids qui persisterait à peser sur ma vie entière. Quand je me remémore à quel point il était heureux de nous faire découvrir quelque chose de neuf, une des dernières tables d’hôtes, par exemple, en Vendée, ou des bains sulfureux, en Italie, et que nous nous en montrions impressionnés, je regretterais de lui avoir mesuré ce régal, s’il incombait aux gosses de panser les blessures narcissiques des adultes, et surtout si ce même homme, revenons-y, n’avait constamment tripatouillé ses critères pour se maintenir en haut du podium, se fichant pas mal des dégâts que cela pouvait causer aux objets les plus malléables de ses dénigrements, ou, pis, de ses éloges si audiblement faux qu’on y entendait jusqu’au désir, que dis-je? à la volonté que ça s’entende, et qu’on se persuade du mérite qu’il avait de les décerner à qui ne les méritait pas. Cela dit, si j’avais l’ouïe juste là-dessus, il faudrait le remercier de me l’avoir formée, car à présent j’ois ou lis la même perversion dans à peu près toute évaluation élogieuse et/ou altruiste, d’un film, d’un roman, d’une politique ou d’un individu.

[1] L'unique Pléiade de Jean d'Ormesson, que le paterfamilias aurait refusé d'inclure dans sa quinzaine annuelle. Mais j’aurais dû l’acquérir d’avance, l’auteur ayant défuncté entre temps, et les oraisons funèbres épuisé les stocks : rare fortune pour une publication de complaisance!

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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