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Inventaire avant liquidation
11 novembre 2018

Survenue d’un rival “surdoué”; l’étalon de l’Ecole

 

LE COMPLEXE DE CAÏN

 

     Je vous le dis tout de suite, je n’ai pas potassé la question du tout, c’est-à-dire encore moins que d’hab. Je sais que l’expression existe, et ne peut, en gros, que s’appliquer au milliard et quelques de cas proches du mien, où un aîné, qui était tout, se trouve relégué à la seconde (et dernière) place par la naissance d’un suivant qui accapare les soins parentaux, et paraît plus prisé; mais je n’ai même pas pris la peine de lire la page de Wikipédia sur le sujet [1]. Comme en outre je ne dispose, et pour cause, d’aucune documentation, pas même de souvenirs, sur les temps où le complexe a émergé du lac, je me garderai d’une datation précise et mensongère. La question se pose toutefois, Michel étant né dix-neuf mois après moi, de savoir si c’est à sa venue au monde ou dès la grossesse et l’annonciation qui a dû l’accompagner (choux ou cigognes, probablement : ma mère était d’une pudibonderie victorienne) que j’ai commencé à prendre l’arrivant en grippe, et à le tenir pour un trouble-fête. Je ne sais plus où (Glouglou reste boutonné) Étiemble rapporte l’histoire, à lui contée et “donnée” par Gide [2], d’une petite fille gravement déprimée, après une fausse couche de sa mère, et qui finit par avouer qu’elle est descendue de nuit au jardin percer d’outre en outre tous les choux avec une aiguille à tricoter. Selon Rank, il serait bien connu que la jalousie, vive avant, décline dès la naissance, le nourrisson faisant pour son prédécesseur figure et office de poupée vivante [3]. Mais Rank est trop plein de son traumatisme et de sa nostalgie des cavernes pour être cru sur parole : selon lui, en effet, « l’enfant dont on attend la naissance réalise le désir le plus profond de celui qui existe déjà, le séjour dans le sein maternel, et barre aussi une fois pour toutes le chemin du retour, ce qui est de nature à exercer une influence décisive sur toute l’attitude et tout le développement intérieur du premier-né ». À vue de nez, et pour ce qui me concerne, pure foutaise, mais je ferais mieux de m’en taire, car quels tout-petits ai-je donc observés? et de retenir au moins le délai qu’impose très probablement à la haine, dans la plupart des cas, l’aspect larvaire du concurrent. Haine me paraît trop dire d’ailleurs : j’ai haï ma mère, très certainement, pour son désamour, et plus tard ses ordres et sa “bêtise”, mais mon frère… jamais vraiment, alors que j’aurais pu m’y autoriser, au temps où il en appelait trop volontiers à l’autorité supérieure, quand j’usais sans vergogne du seul avantage que je gardasse sur lui, dont je ne voudrais pas dire trop de mal, car si je ne l’avais pas eu, j’aurais sans doute opté pour un rééquilibrage digne des Petites-Maisons.

     Je tendrais toutefois à gager que la longue période de maltraitance qui fait partie des légendes familiales, au sens propre du mot, et dont je garde de sombres souvenirs, fut précédée de quelques années plus douces, où la poupée vivante n’a pas pâti tant que ça, d’abord parce qu’on ne cogne pas un nourrisson, ni un bout-de-chou qui vacille sur ses papattes, vous obéit en tout et dépend de vous, même s’il a pris “votre” place [4] ; ensuite parce que surdoué, surdoué, c’est bien joli, mais un peu facile, quand un frère dès lors histrionique, défaut qui exclut le mutisme mandarinal, vous transmet tout ce qu’il sait, à mesure qu’il l’apprend lui-même. La tradition familiale, par la voix de ma mère, veut que j’aie enseigné à lire à Michel, juste d’abord, puis de travers, quand je me suis senti rejoint : ça me paraîtrait bien vu, et typique de mézigue, si l’on prenait la peine de préciser que le juste a dû l’emporter très largement sur le faux, pour qu’un boustron admis au cours préparatoire en janvier, quand j’y étais encore, ait été jugé digne de passer au cours élémentaire en juin, à quatre ans et demi : ce que constatant, mes parents, non certes pour éviter des humiliations au grand, mais au petit les dérouillées qui en résulteraient, et dont quelque avant-goût avait dû se faire jour, prirent la décision de me faire sauter “la classe de mon frère”, ce que ne justifiaient en rien mon “niveau”, et encore moins, Seigneur! ma maturité. Mais si je m’étais montré piètre écolier, et m’apprêtais à en devenir un pire, en revanche, et à mon détriment, j’avais sans doute été un pédagogue efficace – ce dont je n’aurais garde de me vanter, car moins d’ans et de savoir séparent le prof de l’élève, mieux passe l’info : j’ai organisé assez de travaux de groupes pour me permettre de l’affirmer. Rien de tel qu’un enfant pour se mettre à la place de l’apprenant, qu’il vient à peine de quitter : il sait exactement quoi “expliquer”.

     Mémoires d’un pion : j’ai un peu honte que l’école tienne tant de place dans ma vie et mes souvenirs. Mais on y attachait, ou affectait d’y attacher, surtout quand ça clochait, une telle importance à la maison! Et puis les classes servent de “cadres sociaux” à la mémoire : en dehors, c’est le magma. Surtout, l’école fournissait une formalisation facile à cette angoisse touchant ma valeur qui m’envahit vers cinq-six ans, quand je réalisai que mon frère était devenu non pas seulement un rival, mais un rival heureux. Je vous parle d’un temps Que les moins d’cinquante ans Ne peuvent pas connaître… d’un temps où les exclus n’étaient pas encore rois (en paroles, s’entend, dont se gaussent les fils et filles de friqués, dans leurs enclaves privées), où on traitait la dyslexie par le redoublement (que dis-je? On pouvait même tripler!), et n’avait aucun scrupule à rendre les copies dans l’ordre des notes, en les commentant à haute voix, ni à imprimer, pour les familles, d’épais livrets où s’étalait l’élite : tableau d’honneur, prix et accessits, encouragements, félicitations, prix d’excellence… De ce temps-là point ne suis nostalgique, mais force est d’admettre qu’on perd quelque chose à ne pas distinguer le plus du moins, le bon du mauvais, quand on est incapable, ou ne se donne pas les moyens, de substituer un intérêt objectal à l’émulation – et je ne dissimule pas non plus une certaine fierté rétrospective, d’avoir réussi à remonter tant soit peu le handicap qu’on m’avait infligé. 

     C’est en cherchant un document trop bien rangé que je suis tombé sur une photo de classe, la seule, je présume, qui ait survécu à mes autodafés et aux ravages du temps, œuvre de Messieurs Tourte et Petitin (qui sévissaient également en Vendée et en Berry : avaient-ils décroché le contrat pour tout l’hexagone?), « Lycée Édouard Herriot 1955-56 » : je suis en douzième, où mon frère n’a pas encore fait son apparition; c’est bientôt l’hiver, chacun porte son manteau d’époque, dont six duffel-coats, avec leurs manches de tire-bouchons en guise de boutons. J’avais cinq ans, pauvre petite chose au rictus torturé, la tête penchée du côté de l’œil manquant, une main agrippant un pan de manteau (fait-maison!), l’autre un genou nu, au-dessus d’une chaussette en accordéon, au premier rang, à la droite de la maîtresse, comme il sied au plus petit. Au plus laid aussi, peut-être, mais pour cette médaille-là la concurrence est rude : c’est une belle collection d’oreilles décollées que révèlent ces chevelures surveillées de près, avec, çà et là, de sacrées tronches de débiles, toutes attendrissantes, pour peu qu’on s’y attarde. Sur vingt et un garçonnets, un seul semble se retenir de pouffer, et deux, les plus beaux, arborent une apparence d’ataraxie – les autres se partageant entre diverses nuances de perplexité, de tristesse, de désarroi, de révolte et d’hébétude : tous ces gamins sont graves, inquiets, ne feignent même pas d’être heureux : d’évidence, ils n’ont pas reçu de consigne touchant le petit oiseau, sinon celle, peut-être, de ne pas bouger, puisque le cliché est impec. La mémoire volontaire, se dérouillant peu à peu, reconnaît quelques têtes et puis les nomme… […] la petite troupe qui, en ma compagnie, sautera la onzième, la plupart des autres constituant dès lors la classe de Michel : inutile de m’évertuer à les identifier.

     Le plus petit, et n’a-qu’un-œil : la première caractéristique ne pouvait que s’aggraver ensuite, quand je me retrouverais à six ans, et issu d’une lignée plutôt courte sur pattes, parmi des galopins de sept ou huit. Il est vrai que mon frangin, lui, traînerait “deux ans d’avance” toute sa scolarité, pour passer son bac à seize automnes, en 68, le veinard! et à chaque niveau ferait figure de modèle… réduit; mais, chouchou des profs, abonné au prix d’excellence, et doté d’un joli minois, je doute qu’il ait souffert de son nanisme : je suis probablement sinon le seul, du moins le pire persécuteur qu’il ait connu… après lui avoir donné – hypothèse toute neuve, qu’il contesterait âprement, et dont je ne discerne pas encore toutes les implications – une part des bases et de l’élan nécessaires pour me talonner pendant onze ans, être “meilleur que moi en tout”, et offusquer mon lumignon de son soleil inaltérable.

 

[1] Et pas même, dirait-on, de la chercher : il n’y en a pas.

 

[2] « Ah, le beau sujet de nouvelle! – Je vous le donne. » C’est dans Lignes d’une vie, p. 200. (Assouan, 28 janvier 46) Mais il me semble avoir lu l’anecdote ailleurs, peut-être parce qu’elle est trop belle pour être vraie…

 

[3] Falaq, mère attentive et attentionnée, me rappelle que la “poupée vivante” est le plus souvent dotée d'un potentiel de nuisance dont les parents, dans leur ensemble, s'accommodent plus ou moins (ma voisine du dessous, mère célibataire, qui s'en tape trois ou quatre, dont une nouvelle-née, tempête au moins une fois le jour, et si ce n'est pas de la haine qu'elle vomit, c'est bien imité) mais qui exaspère  et révolte les gosses à peine plus âgés, lesquels ne comprennent pas qu'on puisse traiter avec mansuétude cette larve hurlante et malfaisante. Il faut décidément que je trouve un hypnotiseur pour me faire remonter à cette époque : pour l'heure, je ne puis imaginer le petit Michou qu’angélique.

 

[4] Lors de ses tétées, selon maman, j’avais exigé d’observer, depuis le second genou : apparemment ça m'intéressait en ce temps-là! Faut-il pour autant supposer que, probablement sevré auparavant, je braquais sur lui des yeux verts d’envie, et que ma phobie du lait en soit issue?

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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