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Inventaire avant liquidation
18 novembre 2018

Un aîné différé?

     Je me souviens de m’être fort rengorgé d’avoir laissé sur ma route, l’un après l’autre, les copains (puisque c‘était le terme consacré, et Oké, qui me harcèle depuis deux nuits, pourrait bien avoir été, en effet, quelque chose comme un ami, si j’avais su aimer) qui avaient sauté avec moi la classe de M. Legal (un jeune loup glacial qui, ayant changé d’affectation, me fera payer en septième de m’être passé de lui quelques années plus tôt, peut-être d’avoir opprimé mon petit frère, son favori, et sans doute d’être objectivement chiant) pour accéder direct à celle du père Charré, maître psychologue qui croyait exciter l’émulation en clamant que ce qui nous passait au-dessus de la tête, son fils (“le petit Patrick Charré”), encore à la maternelle, le comprenait fort bien. Avec quelques supports documentaires, il m’en reviendrait, je présume, souvenirs à foison; pour l’heure la récolte est légère, et la plus belle pièce (avec une bonne brûlure au poêle, l’oblongue croûte à la cuisse qui imitait si bien un crocodile émergeant de l’eau, et la découverte du tulle gras Lumière, dont l’infirmier n’utilisait que l’emballage) en est, sur le sujet : « Vous avez eu la grippe. Racontez. », cette courte rédac’ : « Je n’ai pas eu la grippe. » où je ne saurais plus évaluer le dosage de paresse retorse et de candeur. On n’était pas censé mentir, n’est-ce pas? J’étais couvert, et je ne suis pas sûr que le « fallait inventer, patate » d’un condisciple m’ait vraiment dessillé. En revanche je tombai de haut quand il ajouta qu’il s’était, lui, dépeint heureux de rester au pieu et de se faire dorloter, car il ne m’était pas venu à l’esprit de narrer autre chose que d’atroces souffrances, que j’étais, de fait, bien embarrassé de bidonner, du moins à l’écrit et en ce temps-là! N’allons pas en extraire toute notre carrière! Cela dit, l’anecdote me paraît assez révélatrice : on ne m’avait pas fourni les règles du jeu; pendant deux ans, je me suis contorsionné à côté de mes pompes, ou des pompes standard, et si j’en ai retrouvé une paire ensuite, c’est uniquement par l’imitation : jusqu’au Bac du moins, je puis affirmer que je ne pensai pas une phrase de ce qui se trouvait dans mes copies. Mais si je n’étais original que par là…

     De ma neuvième avec le père Plissonneau rien ne surnage sur le plan officiel, ni une leçon, ni une note; mais je ne serais pas étonné de me redécouvrir végétant dans les profondeurs du classement, pas très loin de la ligne des cancres, qui avaient sans doute d’autres priorités et se sentaient moins guettés : dans une famille de fonctionnaires, avec une grand-mère institutrice et un père mégalomane, qui ne méprisait les résultats scolaires qu’à la condition qu’on excellât, je doute qu’on m’ait, même infirme, tenu facilement quitte de ces prix que mon cadet remportait tous (sauf gym, dessin et musique), sans effort perceptible, c’était comme une donnée naturelle, et au mieux, en bossant comme un bœuf, aurais-je pu l’égaler, ce qui n’est guère motivant; si j’avais redoublé, il aurait été premier de ma classe, et mon infériorité aurait perdu son dernier voile de différence… Il me semble que cette initiation à l’école, vécue dans l’angoisse d’être rejoint et l’horreur d’être surclassé, n’est pas si accessoire, et que la dévalorisation dont je situais l’irruption soudaine à la naissance du supplanteur aurait bien pu connaître un sursis de trois ans, les seuls de ma vie, qui sait, où j’aie été non pas castrateur, mais, à mon dam, nourricier; de là à ployer l’échine pour servir de marche-pied à ce morpion, il y avait de la marge :l’amour oblatif ne figurait pas parmi les valeurs fournies par l’entourage, mon histoire personnelle, ou/et mon patrimoine génétique. Et reste à savoir s’il a jamais existé hors des livres un seul être capable de se sacrifier pour un autre sans s’arranger pour que ça se sache.

     Heureusement, je gardais sur ce nabot lâche et bêlant une supériorité musculaire qu’il m’était difficile de sacraliser, puisque sous ce rapport je venais après tous les autres, mais dont je ne me faisais pas faute d’abuser à son encontre – motif de la majorité des punitions (corporelles) que je recevais à la maison, et l’on voit d’ici le cercle vicieux. Si Michel m’avait dominé en biscottos comme en efficacité scolaire et en beauté physique, dans quel puits serais-je tombé? Tentative de meurtre, pension chez les curés, soumission abjecte? Inutile de multiplier les conjectures : suffise de dire qu’à l’espèce de panique qui m’envahit avant six ans, pour ne me quitter que vers douze, et laisser place à pis, les tourlousines ne constituaient pas vraiment une réponse, mais plutôt une manière d’oublier la question de ma valeur, qui me lancinait en sourdine, dans une effusion nerveuse, à la faveur d’une infraction clivée au droit naturel : j’avais besoin, pour frapper, de changer une peccadille en crime, de jouer les vengeurs ou les justiciers, de m’aveugler de ma propre colère, mais quelque part je me savais coupable, et peut-être la morale altruiste ne s’est-elle jamais relevée de cette déviance. Je commence du reste à me demander si le sacro-saint Rejet dont j’ai plein la gueule depuis les premières pages, et que je logeais au départ de la dévalorisation, mère présumée du soi grandiose, ne découla pas plutôt des mauvais traitements que je faisais subir au génie chétif qui m’avait pris ma place, qui pis est avec mon aide, maltraitance dont mes vieux purent à bon droit s’alarmer, bien que le chouchou-à-sa-mémère fût sans doute loin de tout rapporter. N’en remettons pas une louche : mes taloches ne marquaient pas assez pour parler d’elles-mêmes, et le jour où je lui aurais fait avaler une douille de fusil à plomb [1] est à marquer d’une pierre noire : je ne me souviens d’ailleurs que de mon attente solitaire du châtiment, pendant qu’on guettait les selles dans une autre pièce. Mais ne minimisons pas non plus : aux environs de l’âge dit de raison, je me sentais bourreau, quand je lui proposais sans relâche de nouveaux jeux guerriers (« Mais tu peux pas avoir mal, pisque la lame rentre dans le manche! »), dont le charme enivrant tenait pour moi au droit octroyé aux deux adversaires de se rosser l’un l’autre, droit dont j’étais à peu près seul à pouvoir user, le pauvre mioche sachant fort bien que s’il me plaçait une botte, il lui en cuirait au décuple. Quand je pense à la peur et à l’humiliation (aggravée de l’implicite marque d’infamie que papa, tout en me flanquant mon avoine réglementaire, réservait aux cafeteurs) dans lesquelles il a dû vivre pendant six bonnes années, et sans plier (face à mes culpabilisations, il aurait pu devenir abject, et accepter que deux et deux fissent cinq), sans perdre un iota d’aisance scolaire (outre qu’il me battait directement à tous les jeux de tête, comme je l'ai conté), je m’éberlue presque d’être, moi, occupé à maçonner ce Potala de jérémiades; mais d’abord, rien n’exclut qu’il n’en édifie un de son côté; et le fait est qu’à seize ans, alors que j’étais déjà bien enfoncé dans les couloirs de la névrose, lui était devenu un ado équilibré, entouré d’amis, certes passablement prétentieux et pédant, mais souvent drôle, d’une créativité impromptue charmante (je ne sais rien d’une qui serait méditée, et se traduirait notamment en texte), sans égale dans la famille. 

     Que l’école ait bien émis la sentence originelle, ou, comme je le pensais encore il y a quinze jours, l’ait seulement confirmée en appel, les rares succès que je me suis taillés ensuite n’ont pu m’enivrer qu’au prix de l’oubli de ceux de mon… aîné différé? Pas si simple, car c’était aussi une fille, une lopette à la castagne, un mouchard, un pleurnicheur, et qu’il est resté ou redevenu, après les feux d’une adolescence soixantehuitarde, un suiviste pontifiant, pour qui la vérité se trouve dans Le Monde, et un de ces types qui, à moins de s’en accuser les premiers, refusent de s’être jamais trompés, falsifiant constamment le passé à leur avantage : je l’y ai pincé dix fois en flag, mais aucune dont il soit convenu : ce qui, naturellement, me fournissait une preuve supplémentaire de sa psychorigidité! Un conformiste, résumais-je, comme tous les gros Q.I., et s’il ne l’était pas tant que ça, c’est que sa réussite sociale et intellectuelle taillait trop juste ses ambitions, et le poussait à l’opposition modérée. À moins que je n’allasse jusqu’à me demander si sa mégalomanie, avec son revers de micro, le cédait tellement à la mienne, s’il ne souffrait pas d’un complexe d’infériorité réciproque, et si je n’étais pas pour lui, comme il l’était pour moi, celui qui dit la valeur, qui vous condamne, et qu’il est vital de disqualifier. J’en aurais fait, de la belle ouvrage! me rengorgeais-je, prêt à assumer des crimes pour fuir mon néant, sauf à m’en disculper dans la foulée, soit en biffant mon rejet ciblé, pour incriminer un père que nul rejeton ne pouvait satisfaire, soit en dénonçant tout bonnement l’outrecuidance universelle, mais alors c’est ma différence qui en prenait un coup, et devait se ramener à une phobie de l’objectal que Michel ne partageait manifestement pas, puisqu’il avait adjoint à sa spécialité professionnelle et à l’élevage de deux mômes une série de hobbies, ornithologie, œnologie, pilotage d’avion, apprentissage de langues aussi durailles et marginales que le hongrois ou le grec moderne, où il y aurait excès de malveillance à voir des dérivatifs purement volontaires. Ajoutons à cela une curiosité pour les civilisations extra-occidentales qui semblait sincère, quoiqu’en contradiction avec un ego toujours réaffirmé… mais avare de confidences : il est bien connu qu’au contraire de moi Michel ne raconte rien.

     Son orgueil s’exprime de manière particulièrement agaçante dans la conversation : j’ai pu noter en janvier dernier qu’il n’avait pas perdu la manie, en présence d’un argument, de s’envoler d’un coup d’aile jusqu’à une position censément dominante et embrassant la vôtre de sa vaste envergure : « En fait… » suit l’état de la question, dispensé depuis l’Olympe, et ne tenant quasi nul compte de ce que vous avez articulé. Cet acharnement à se situer ailleurs, au-dessus du débat, témoigne-t-elle d’une faiblesse secrète? Je suis d’autant moins disposé à m’incliner devant ses soi-disant synthèses transcendantes qu’elles me semblent reproduire celles de la presse et de l’idéologie autorisée, avec un bémol qui est supposé tout changer, et qu’à l’ordinaire je ne perçois que comme un démarquage. C’est un grand adepte de la nuance subtile, pour lui une généralisation un peu forte est toujours trop simple; et il faut bien concéder que, se tenant au courant, lisant son Monde tous les jours et en faisant les mots croisés depuis quarante ans, il a chance d’être mieux informé que moi – mais en quel sens? Ses nuances vont toutes dans le sens du conservatisme, ou d’un réformisme modéré : il y a des lobbies, certes, mais il n’y a pas que ça; “tous pourris”, c’est du populisme; etc… Cela dit, il ne vote pas plus que moi, que je sache, le peindre comme un beauf-cadre bien calé dans ses pantoufles relèverait de la caricature, ses soupirs en direction de la Weltanschauung tibétaine ou navajo attestent qu’il n’est pas un simple adepte de l’individualisme consumériste, et s’accommoderait mieux d’un monde plus convivial, où il ne se sentirait pas sommé de faire ses preuves. Si j’ai peine à me convaincre d’avoir eu un impact important dans l’histoire de qui que ce soit, et la sienne en particulier, il me paraît hors de doute que son attitude à mon égard tient moins à ce qu’il est qu’à l’image qu’il se fait de moi – et réciproquement.

 

 

[1] ??? Qu’aurait-elle fait là? Nous n’avons jamais possédé de telles armes.

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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