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Inventaire avant liquidation
30 novembre 2018

Le troisième homme

     “Notre” numéro trois a eu un parcours original et courageux, en ce sens qu’il est le seul à avoir renié la culture livresque pour se lancer dans les affaires, et s’y faire, dit-on, un fric fou, ce qui me paraît peu crédible, à moins que sa boutique de bijoux et d’artisanat extrême-oriental, dans une petite ville des Alpes, ne serve de façade à des trafics illicites. Il est tout de même assez opulent pour aller, ai-je cru entendre, discuter tous les ans avec ses fournisseurs, à Bangkok ou Bali, alors que les billets d’avion suffiraient à naufrager mon budget, et pour avoir entamé, vers cinquante berges, une carrière de père de famille. Revient-il de là avec l’estom’ plein de sacs d’héro, ou en fait-il truffer ses importations de petit mobilier? Extra-pure imagination de ma part, d’autant qu’où il perche, on se demande à qui il fourguerait sa chnouf. Mais je trouverais ce trafic romanesque, auréolé de danger et d’audace, et, alors que je vomis les Lockheed ou Dassault, qui tuent ou estropient des innocents, je ne suis jamais parvenu à considérer les dealers d’oubli comme de grands coupables, à moins qu’ils ne s’en prennent à des enfants.

     Jean-Yves passe pour un véritable ours, un écorché vif, encore plus irascible que moi, un peu gaga devant sa gamine (du moins tant que la dévotion fut réciproque) et parfaitement tyrannique avec sa pauvre femme, si dénuée de toute séduction qu’elle n’a d’autre parti que de rester attachée à son piquet et de filer doux. À ce frère-là j’ai connu deux compagnes, non seulement laides, mais presque naines : quand la première conduisait une bagnole, il lui fallait regarder la route à travers le volant. Et je ne vais pas vous la faire à la science intuitive, mais je suis persuadé qu’il a honte de se coltiner de tels brancards, qu’il abhorre qu’on y voie l’étiquette de son prix, et le leur fait payer. Ô cageots qui geignez, souvenez-vous qu’il y a pis que la solitude.

     Je n’ai jamais fait de lui, comme de Michel, une tête de Turc : aussi généreux que l’autre était rat de nature, c’était plutôt un allié, ou un neutre, extérieur aux querelles, sans conséquence et comme superfétatoire. Il s’est senti de trop, sans doute, et assez humilié par la réussite scolaire de ses aînés (grand Dieu!) pour l’attribuer, dans les explications qu’il laissa en quittant la maison (et lui, au moins, sans revenir!), peu après un bac sans gloire, à l’aide parentale que nous aurions reçue, et qui lui aurait été refusée : chacun accommode son petit mythe étiologique, reste que, dans le mien, Jean-Yves n’a pas eu de frère pour lui apprendre à lire, et que ses “résultats” ne comptaient pas, ou guère. Je suis tout de même bien placé pour comprendre quelle rancœur peuvent cultiver les hommes invisibles, ou qui se sentent tels, et quel élan ça leur donne en direction de terres inconnues. Même si j’en avais atteint, moi, au bout d’un océan de papier noirci, je serais, il me semble, resté loin de la différence qualitative que peut signifier, dans une famille de Brahmanes, où le mépris des “marchands de cochons” était quasi-héréditaire, de choisir les aléas du commerce : j’ai souvent déploré d’avoir perdu tout contact avec ce frère-là, que je supposais connaître le mieux, par nécessité, ce réel que j’aurais voulu, dans mes bouquins, décaper de l’idéologie dont la littérature l’engangue, mais que j’ignorais (et ignore toujours) en presque totalité, de sorte que je ne pouvais qu’inventer mon “décapage”. Impossible de me souvenir pour quelle bagatelle nous avions rompu, entre quinze et dix-huit ans pour moi, douze et quinze pour lui, mais toutes les tentatives de réconciliation ayant foiré, je l’avais classé gros con sans état d’âme ni désir de retour; que ce type ne sût pas douter, et se comportât en despote obtus, je n’en veux pour preuve que cette anecdote : un beau jour, pénétrant dans la chambre d’étudiante de sa sœur, et avisant les reproductions de tableaux, Modigliani et autres, dont les murs étaient couverts, le voilà qui se met à les arracher l’une après l’autre, en braillant : « C’est pas toi, ça, c’est pas toi! » C’est mon influence qu’il prenait pour cible; et sans doute n’avait-il pas tout à fait tort, mais où pêchait-il donc, lui, l’assurance d’être soi-même et de pouvoir servir de modèle aux autres, qui s’exprimait par des déprédations? Du reste, je ne crois pas qu’il repousse si fermement la raison dialectique, quand il pense pouvoir l’emporter, ni qu’il méprise à ce point les livres et le savoir scolaire, avec lesquels il a un compte à régler, lequel compte pourrait bien peser sur ses mômes.

     J'ai évoqué l’anecdote, qui, dix ans a, m’a privé de l’enfance d’une nièce qui promettait beaucoup, et m’a semblé bien éteinte en janvier dernier : titillé par des photos de jolis sourires encadrés de bouclettes, j’avais profité d’un séjour qu’elle faisait à Dun avec sa mère pour aller voir, non sans intention légèrement perverse, à quoi elle ressemblait sans le secours de l’art, et j’éprouvai à emballer cette gamine un délice un peu trouble, du fait non d’une attirance sexuelle, mais que ses quatre ou cinq ans m’infantilisaient : je n’ai d’autre secret avec les gosses que d’avoir leur âge, de m’intéresser vraiment à leur personne ou à leur regard, et hélas il y a plus là qu’une pose d’éducateur. Je montai ma tente, qu’elle métamorphosa en château du prince charmant et de sa tendre princesse, lesquels s’y enfermèrent quelque temps, et fort chastement, je vous en réponds. Je ne sais quelle gaffe commit Gwennaëlle, mais la mère, qui vivait sous perfusion téléphonique maritale, péta subitement un plomb et fit un crime à à sa fille, la veille du départ, de passer tout son temps avec son oncle. […] Here endeth ma dernière conquête. Et je ne me la joue pas comme-neige : j’étais venu pour ça, et plus enchanté qu’irrité, d’autant que se faire traîner en justice pour avoir été gentil constitua ensuite un excellent texte (« Quelle attitude veux-tu que j’adopte avec cette petite? Faire semblant de ne pas la voir? ») pour me dispenser de réunions familiales. Bien sûr, pas une caresse suspecte, ni la moindre critique de l’autre affreux, qui n’en empoigna pas moins son bigophone, le surlendemain, pour me dénoncer comme détraqué et quasiment comme pédophile : il n’était pas normal à mon âge de jouer de la sorte dans une tente… Et ne suffit-il pas d’un minimum de recul pour partager ce jugement beaufineux? N’importe quel ”homme mûr”, dans mon rôle, m’aurait fait l’effet d’un malade, et inspiré une répugnance inquiète. N’insistons pas, puisque je n’ai eu que l’écho du réquisitoire, et par ma mère, qui déforme tout. Mais inversons les rôles : je l’aurais eue saumâtre, même en ayant soin de m’en taire. La beauté féminine, enfantine comprise, est la seule monnaie, avec l’intelligence et la créativité, qui ait cours dans mes provinces, et il n’y a pas de doute : même si ce n’était qu’une motivation seconde, je voulais lui voler sa mouflette, à cet empaffé, être préféré d’elle pour quelques heures, rayer nulle une supériorité qu’il ne me gênait guère, cependant, de reconnaître… Baiser par procuration un frère ennemi?? Quand même pas… mais peut-être lui gâcher son bonheur, en lui faisant observer que le peu qu’il possédait de précieux, il m’était loisible de m’en emparer en un tournemain, de sorte qu’il n’avait pas à s’en prévaloir [1]. 

     Est-ce que j’essaierais, par hasard, de travestir ma propre hantise de compétition en indice de la sienne? Pas besoin de ça pour tirer un parallèle : avec bien plus de hardiesse que moi, Jean-Yves s’est évadé d’obligations auxquelles il se sentait incapable de faire face, d’abord dans la guitare et la composition musicale, puis dans vingt petits boulots de globe-trotter (garagiste-retapeur, pompier au Canada…) pour finir dans le négoce, mais en s’efforçant toujours de lui conférer quelque aura artistique : sa boutique de bijoux, m’a-t-on dit, en serait un elle-même. Lui au moins s’est frotté au monde, et l’a connu assez pour lui arracher de quoi bouffer, au lieu de batifoler la vie durant dans un rêve éveillé. Je ne sais quel palais de valeurs au juste il a bâti en marge, mais il a réussi au moins à s’imaginer en bannir toute vérité qui viendrait des livres, de l’école, et presque du langage, au profit d’une intuition aussi péremptoire que floue, et tant bien que mal à se considérer comme plus malin que les autres, au nom d’une science infuse qui ne se distingue guère de la mienne que par la radicalité : tout ce qu’il ne pénètre pas, il le rejette, et une telle attitude n’aboutit qu’à ériger en doctrine quelques platitudes autoprotectrices : non pas à autre chose, comme il s’en targue avec ses pareils, que le pseudo-savoir purement verbal des pignons-sur-rue, mais à quelque chose de moins cogité, moins fin, moins élaboré. Si je hais ces “hippies” à la philosophie sommaire, qui ne discutent pas, qui ne relativisent rien, c’est sans doute que toute affirmation m’en impose… et que tout être qui se retire du dialogue m’interdit de le conquérir. On ne discute pas avec Jean-Yves, son siège est fait. Et l’énigme demeure, qu’il puisse arrondir les angles, au moins avec les chalands, de manière qu’ils reviennent dans son échoppe! Rien n’est plus éloigné d’un boniment de camelot que son mutisme, balisé de loin en loin de formules qui se veulent définitives.

 

[1] L’ennui, c’est que plus la nuance est subtile, plus il faut de mots pour en rendre compte, et qu’ils font d’elle une montagne : n’oublions pas que je m’étais identiquement comporté avec Sofi, sans ces motivations annexes. Et Aurélie, et quelques autres… Mais lorsque je sais les parents hostiles, il est certain que le désir de leur donner tort se surajoute à celui de rejouer la partie perdue avec Claire. Il est si facile, pour deux heures ou deux jours, de se grimer en source inépuisable de joie! 

 

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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