Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Inventaire avant liquidation
13 décembre 2018

Irréprochable et insupportable

     Les potes, c’était surtout le Noble Homme Pilorre, dit (par lui-même, et son abondante fratrie) “de Mirebeau”, le plus bête de tous, mon condisciple unique en grec (sauf la première année, où nous jouîmes de la compagnie d’un authentique Hellène, dont nous ne songeâmes pas à profiter autrement qu’en le faisant tourner en bourrique) : nous passions les cours à péter en aspiro-refoulant la fragrance sur le voisin [1], ou à nous “attraper le paquet” sous la table, à la consternation du pauvre prof, qui faisait vingt bornes deux fois par semaine pour nous administrer ces quatre heures qu’il écourtait de son mieux, en discutaillant avec le surgé, pendant que nous nous dissimulions sous les préfas. Ce qui n’empêcha pas Pilorre, quand je le revis au RU de Pouahtiers des ans plus tard, plus légitimiste et imbu de son sang bleu que jamais, de pousser le soupir de rigueur en direction de cette “belle langue” qui avait surtout la vertu à ses yeux d’être élitaire. Et voilà le vainqueur – passable de gueule, sans plus – que choisit Claire – et qu’elle renia quand on l’eut bellement lourdé, pour avoir posé une bombe (et dangereuse, encore : un tube de cuivre bourré de poudre en équilibre sur un réchaud à alcool) en cour de récré, un jour que mon ange-gardien m’avait collé une vague angine (à moins que je n’aie été averti des intentions de M. le Baron, après les avoir fomentées, mais ma mémoire refuse son scel à tout ou partie de cette hypothèse) : c’est là, me semble-t-il, ce que moucharda Turpin, avec en prime une démolition en règle de chiottes toutes neuves que nous avions perpétrée, elle, de concert : j’aggravai mon cas en laissant sur le vélo du frérot un mot stigmatisant “ce con de Budan” (le papa de Claire, le plus débonnaire des hommes, qui eut cette délicatesse du cœur de ne me passer de savon qu’en privé), et en organisant la quarantaine du dénonciateur : le proviseur (supérieur du père Budan, aussi teigneux que l’autre était brave, et dont dix kms heureusement nous séparaient) me garda un chien de sa chienne, mais ne pouvait se permettre de décapiter deux classes de sa chère annexe internationale, fondée à grands frais quatre ans avant que De Gaulle ne retirât la France de l’OTAN – gardons-nous de dauber une prévoyance que bien des spécialisses n’ont fait mieux qu’égaler. Deux classes; car apparemment Michel, trop facilement premier en tout (et qui pâtit peut-être, lui, d’être privé d’émulation), n’entendait pas me laisser la palme du déconnage et de l’insolence : il n’était pas rare que nous nous retrouvassions en colle, nous fûmes tous deux privés de cantine (c’est-à-dire de pain, de frites et de desserts, pour ce qui est des privations réelles, la “bite d’éléphant”, alias rôti-steak, et autres spécialités gastronomiques, nous inspirant une répugnance invincible) un mois ou deux, et il se peut qu’ex initio il ait été aussi chahuteur et révolté que moi, mais qu’on le lui ait passé, la recrue étant plus précieuse.

     Il est certain que si maman sortait toute retournée d’une entrevue avec le proviseur, lequel, dans sa rage impuissante, s’était exclamé : « Vos enfants sont des salopards, Madame! », papa, lui, tout en se gardant d’affronter l’orage, et, tout de même, de nous féliciter en clair de notre insoumission, était ravi que nos “résultats” interdissent à l’administration de nous jeter dehors, et d’avoir des rejetons à la fois insupportables et irréprochables : son idéal de jeunesse, probable, et la leçon que j’ai retenue, apparemment, pour toute ma vie professionnelle. Nous reprocher une colle, et même d’être collés en colle, ah, pas lui! Mais ce qui colle mal à cette espèce de complicité ou de sort commun, c’est l’idée de suiviste soumis que je persiste à me faire de mon frangin, et que je n’ai pas épargnée au lecteur. Distinguer les temps? Mais il avait neuf ans lorsqu’il rimaillait contre l’abbé Boucher, “donneur de coups de règle”, un pamphlet aux accents révolutionnaires : « Chiqué le boucher, tyran de notre classe / Abaissez-le! / Chassez-le / Délivrez-vous, / De son terrible joug! » Etc. Et pour le coup, l’hypothèse d’une révolte singeresse de la mienne ne tient plus. Je subodorerais volontiers qu’il s’en est toujours pris à des marginaux du système, curé, pions ou profs sans incidence sur les “résultats”, mais c’est un soupçon suspect, qui s’appuie sur trop peu d’éléments, et flatte trop mes lubies, pour balancer l’acceptation de l’égalité, voire de pis! qui s’est opérée progressivement, non sans à-coups ni retours, vers mes 12-13 ans : je ne saurais dire au juste à dater de quand j’ai cessé de passer mes humeurs sur Michel : le plus simple est de supposer qu’au soleil de Claire et d’une certaine réussite scolaire, lesdites humeurs avaient commencé par se dissiper. Et quand reviendraient les frustrations, non seulement la limite d’âge serait franchie de ce type d’expression corporelle (qui referait pourtant surface “tout naturellement” avec mes premières classes [2]), mais une certaine complicité aurait sinon remplacé, du moins amendé la compétition : au cours de mon adolescence ratée, c’est ordinairement seul que j’ai couru les routes; mais quand j’avais un compagnon, c’était le plus souvent celui-là. Au grand dam peut-être de mon épanouissement; car, sentant bien qu’il plaisait plus que moi (il faudra tout de même que je lui fasse cracher avant son deuxième s’il a couché avec ma femme lors de leur virée à Dieppe!), par le physique, mais aussi l’entregent et peut-être l’humour et la créativité, je me rencognais, en présence de tiers (et notamment de filles attirantes) dans la bougonnade provocatrice. D’ailleurs, quand j’y repense, mes potes, au bahut, c’étaient plutôt, pour une bonne part, les siens. C’est via l’ami qu’il s’était fait à la base que j’eus ma (petite) part de « Trick or treat », de marshmallows rôtis, de Tri-Tactics,et de frites que nous croyions reconstituées, et qui probablement n’étaient que surgelées. La plupart des Américains, d’un ou deux ans plus âgés en moyenne, étaient comme des gorilles face à des ouistitis, mais d’une bêtise crasse, et ce n’est pas aux difficultés langagières que j’en ai : ils prenaient leur pâtée même au poker. Les fils et filles de militaires européens : belges, allemands (et je n’aurais garde d’oublier l’adorable Danoise dont nous ne profitâmes, ce me semble, qu’un an), étaient tout de même plus fins, et quoique les deux groupes ne se mêlassent guère, ils coexistaient pacifiquement (notre unique Turc toutefois estimait faire un stage en enfer, et il faut convenir qu’on n’imagine pas plus stupide, plus xénophobe, que notre manière d’alors de chahuter l’Islam). Il nous fut proposé là jusqu’à une initiation au bahaïsme (encore un ami de Michel, fils de docteur iranien dissident), ouverture rare en province : je devrais savoir grand gré à mes parents d’avoir tenté l’aventure, généralement boudée à Châteautrou. Car le déboire secret ne m’occupa jamais toute l’âme, et jamais le soi grandiose ne trouva plus de compensations qu’à être le premier au village, ou à s’imaginer l’être pour les autres, en gesticulant sans vergogne à l’avant-scène, à tous les sens du terme, et littéralement lors des fêtes de fin d’année : en ce temps-là, je ne doutais pas de devenir comédien. Est-ce pour jouer Orgon? plutôt Chrysale, avec Claire en Philaminte, que j’étais monté m’habiller chez ses vieux : première année, je n’avais pas encore revêtu la livrée de gredin, et la mère était la bonté même… « En tout cas, elle aura un joli mari! » Il n’en fallait pas plus pour oublier mon rôle, et laisser cette cruche de Béatrice, qui devait jouer Bélise, pousser le cri du cœur : « C’est plutôt lui qui aura une jolie femme! »

 

[1] Une grande tradition royaliste? Voir in Souvenirs de Léon Daudet, ed. Bouquins, p. 813, ce curieux aperçu de l’Assemblée Nationale : « La haute température maintenue […] dans la salle des séances alourdissait ces gaz nauséeux, qui flottaient pendant de longues minutes, comme des écharpes de bayadère, et sur lesquels nous soufflions, afin de les diriger vers la Gauche. » Cela goûté, cette traduction visuelle, observée de près, ne plaide pas en faveur de l’authenticité. Je profite néanmoins du détour pour signaler que même si tout le volume n’est pas de cette encre, je trouve presque aussi souvent Léon délectable qu’Alphonse chiatique. C’est certes que Léon (aussi rasoir que son père quand il loue) ne se lasse pas de dénigrer; mais il en faut le talent.

 

[2] Longtemps, j’ai battu (il faut bien l’appeler ainsi, à la réflexion, en laissant de côté les motivations et l’esprit de la chose, qui se fussent sans doute avérés aggravants en correctionnelle… ou aux assises, si j’en avais tué un) mes élèves, sans haine, sans colère, et ils ne s’en cabraient pas, ou peu : cocottes, “presse-citron”, coups de dictionnaire sur le crâne (je m’en prenais rarement au reste du corps), étaient des peines acceptées, pour trouble volontaire à l’ordre public, afflictives mais non humiliantes (je n’ai pas donné dix claques de ma vie), compensées par la contrepartie explicite de ne faire jamais appel à l’autorité supérieure, de n’infliger ni une colle ni un avertissement : nos affaires étaient nos affaires, et la plupart jouaient le jeu, qu’à mes débuts les mœurs autorisaient encore, mais qu’elles ont peu à peu délictualisé, et j’ai ramé pour me mettre à la page, sachant fort bien pourtant que les gnons détendaient, comme disait Agnès (une mignonne petite blonde sage comme une image, qui bien sûr ne reçut jamais l’esquisse d’une pichenette), et rajoutaient du désordre au lieu de le juguler. Attachement malsain à la relation duelle, refus du droit de regard et de la triangulation, sentiment de n’avoir aucun droit dans une société plus large, crainte de m’exposer, en mouchardant, aux mouchardages, chaque cours y fournissant matière, et, en donnant des pensums, à ce qu’on ne les fît pas… D’ailleurs, sauf rarissime perte de contrôle, je ne frappais, m’imaginais-je, que des amis : les réfractaires à mon style ne bordélisaient pas. Mais si les coups étaient des caresses déguisées, n’est-ce pas que je les avais reçus ainsi moi-même, et m’en étais bien trouvé, dans les sous-sols de mon enfance, où ils témoignaient déjà d’une certaine confiance, les châtiments corporels étant depuis belle lurette hors la lettre de la loi? Je suis sadique, je n’en disconviens pas, faire souffrir étant le seul moyen de compter pour l’autre qui se passe de son aval. Et masochiste, avec modération, dans la mesure où me frapper, c’est me concéder un minimum d’être… le seul vrai supplice consistant, alors qu’on se montre, à passer inaperçu. Mais mieux vaut arrêter là mon destrier : probablement ferai-je sauter cette notule à la relecture du total, vu qu’il me semble l’avoir déjà placée ailleurs, sous une forme ou une autre : pour l’heure, j’ai la flemme de chercher où, d’autant que tout l’Inventaire, premier tiers compris, semble changer de couleur et virer à la merde, comme tous les écrits qui l’ont précédé.

Publicité
Publicité
Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité