PAUL-ET-PIERRE

Et ne résistons pas aux sirènes de la procrastination : quelques zakouskis de veau mort-né et momifié nous serviront de mise en bouche. En plate prose, j’avais tout oublié de cette Affaire Pierrot que je retrouve en rangeant mon burlingue virtuel, et qui, pour une fois, n’est pas tout à fait mon procès, bien que le “Pierrot” qui passe en justice ne soit pas non plus exactement mon Paulo de géniteur… La déposition maternelle se cantonne d’abord dans le réel :

LE PRÉSIDENT : […] Vous êtes la mère de l’accusé. Vous le reconnaissez, dans ce box?

SIDONIE : Oh! Pas du tout!

LE PRÉSIDENT : Il y a peut-être longtemps que vous ne l’avez pas vu?

SIDONIE : Eh bien, au moins depuis mon décès, qui date d’un quart de siècle à présent. Mais comme avant j’avais un peu perdu la tête, et que sans doute il ne me rendait de visites qu’espacées… Enfin! Là-dessus je ne peux jurer de rien. La seule certitude, c’est que j’ai passé mes dernières années dans un hospice, et que j’y suis morte.

L’AVOCAT : Madame, c’est la coutume.

SIDONIE : Triste coutume. De mon temps, les vieux mouraient chez eux, entourés de leurs proches. Ils n’étaient pas toujours respectés, ne racontons pas d’histoires. S’ils s’acharnaient un peu trop longtemps à vivre, quelquefois on leur faisait sentir qu’ils étaient de trop, et qu’ils pourraient se presser un peu. On ne faisait pas toujours semblant de les consulter en cas de décision à prendre. Mais on ne s’en débarrassait pas de la façon. Il est vrai qu’on vivait moins longtemps, et qu’il était bien rare qu’on vît naître ses arrière-petits-enfants…

L’AVOCAT : Les mœurs changent…

SIDONIE : Pas en bien. On dirait que le progrès marche à rebours, et nous rapproche de la bête. On nous dit que les vieillards, parce qu’inadaptés aux mutations, sont superflus. Mais jadis, ils l’étaient plus encore, quand la plupart des travaux exigeaient une force physique qu’ils avaient perdue, et on leur gardait quand même une place au foyer, en considération du passé et de leur faiblesse même : la place qu’on occuperait, soi, un jour. En quoi consiste la civilisation, sinon à prendre le superflu en compte? Que reste-t-il, autrement, que la loi de la jungle? Vous verrez que bientôt l’euthanasie sera autorisée, puis conseillée, et puis obligatoire, sauf dérogations pour les grands de ce monde. Qu’il faudra prouver, papiers introuvables à l’appui, qu’on sert encore à quelque chose, faute de quoi on vous poussera dans le trou. Vous êtes encore jeune, vous le verrez! Et ce ne sera pas un tel malheur : à quoi bon nous allonger la vie, si c’est pour nous en faire savourer le néant? Ce n’est pas sans raison que la cervelle déménage : c’est qu’elle n’a rien d’agréable à enregistrer. Alors, plutôt prendre la tangente.

LE PRÉSIDENT : Ce fut votre cas?

SIDONIE : J’en suis certaine! Quand on n’a d’autre spectacle que celui de l’ingratitude…

Mais le témoin ne tarde pas à se lâcher d’une manière qui ne ressemble guère à son modèle :

LE PRÉSIDENT : […] Il est patent qu’il ne pouvait pas devenir Mozart, mais la responsabilité de la société, ou de l’égoïsme maternel, ne sont pas de notre ressort!

SIDONIE : L’égoïsme maternel? Ai-je bien entendu? J’en aurai beaucoup enduré, mais cela, du moins, mon fils me l’avait épargné! Un drôle qui n’a manqué de rien, qui n’a connu ni la faim ni le froid, auquel nous n’avons pas demandé le moindre effort : il a passé toutes ses jeunes années à lire dans les arbres, c’est à peine s’il faisait son lit, ou essuyait la vaisselle, de temps en temps… A-t-il seulement reçu une douzaine de gifles en tout, sur les centaines qu’il aurait méritées?

LE SUBSTITUT : Dites-nous un peu pourquoi…

SIDONIE : Pour sa paresse! Pour ses mensonges! Pour ses désobéissances! Pour ses insolences! Pour la manière dont il incitait son frère à mal faire! C’est qu’il nous en a fait voir! Rendez-vous compte que cette petite crapule, on lui payait des leçons particulières de violon, et qu’il disait à son professeur : « Racontez-moi une histoire, mes parents vous paieront tout aussi bien. » [1] Pour qu’il fasse son travail, il fallait l’avoir constamment sous les yeux! C’était un vrai spécialiste de l’école buissonnière! Il imitait ma signature, et il m’a fallu supplier pour lui éviter un renvoi! Si ç’avait été mon père, je vous assure qu’il n’aurait fait ni une ni deux : il l’aurait mis à la charrue, et lui aurait donné une correction par jour à coups de trique.

L’AVOCAT : Il s’agissait donc d’un enfant franchement insoumis?

SIDONIE : Insoumis, oui, mais franchement, oh, pas lui! Dites plutôt sournoisement. C’est un enfant qui ne vous regardait jamais en face! Et tel il était, tel il est resté.

L’AVOCAT : Pour perpétrer des insolences, il fallait bien un minimum de franc-parler…

SIDONIE : Même pas, ou à l’adolescence, peut-être… Il procédait par insinuations. Il ne vous traitait pas d’imbécile ou de canaille, oh non! D’abord, il affectait de citer les autres, en déformant, ou en inventant, et en précisant toujours, pour se mettre à couvert, que c’était ce qu’il avait cru comprendre. Que l’épicière avait taxé d’avarice… non pas moi, bien sûr, mais tous ceux qui marchandaient, et dont je faisais partie. Ou qu’on s’était moqué de son paletot en lui demandant s’il était fils de mendiants! Il a failli me brouiller avec une collègue en lui attribuant un propos sur les leçons particulières, sur la malhonnêteté de faire de mauvais cours pour les compenser par des suppléments tarifés… La part de fiction, je n’ai jamais pu la mesurer avec précision, mais le désir de semer la zizanie, sans faire mine d’y toucher, lui, ne fait aucun doute. C’est un enfant qui paraissait venu au monde investi de la mission de l’empoisonner! Il ne se révoltait pas ouvertement, il tournait les ordres, les obligations, prétendait avoir déjà fait ce qu’il ne voulait pas faire! Et sa spécialité, c’était surtout de rajouter aux consignes un je ne sais quoi qui ruinait le résultat, de manière à pouvoir prétendre que c’était nous qui lui avions dit d’agir ainsi, et qu’il fallait donc prendre l’échec à notre charge, quand bien même il était seul concerné!

LE SUBSTITUT : Vous pourriez nous en donner des exemples?

SIDONIE : Oh, je ne serais pas en peine! Vous lui disiez d’être poli et discret avec une de ses tantes, et sous prétexte de discrétion il ne desserrait pas les dents, et s’en faisait détester! Ou alors il oubliait de tomber la veste pour aider mon père au jardin, et il revenait avec des vêtements du dimanche tout maculés! Ou alors il économisait le papier-journal, de manière à s’embrener! Ou il protégeait son frère, en se bagarrant avec ses copains! Ou surtout il répétait les propos qu’on lui avait tenus, les recommandations qu’on lui avait données, mais à sa façon, toujours la meilleure pour nous brouiller avec le tiers et le quart! Il était tellement fourbe et malévole qu’on était obligés de sanctionner les résultats sans tenir aucun compte de l’intention. Oh! Il nous a donné du fil à retordre! Il aurait bien mérité un séjour en maison de correction! Et encore, je ne crois pas qu’on ait connu le quart de ses méfaits, d’autant qu’il s’arrangeait pour faire agir les autres à sa place!

L’AVOCAT : Ce qui dénote une certaine intelligence.

SIDONIE : Oh, il n’est pas sot! Il aurait pu réussir! Mais ça l’aurait embêté, parce que ça nous aurait fait plaisir! Qu’on soit fiers de lui, ah, surtout pas! Alors, au bout du compte, à force de s’acharner à décevoir ses parents, il a fini par saisir toutes les bêtises qui passaient à sa portée, pour détruire toutes ses chances. Remarquez que je ne lui reproche pas son maquis! Ça valait tout de même mieux que de partir pour l’Allemagne! Ni son passage dans l’armée, à la Libération! Ça lui a permis, au titre de résistant, d’obtenir une licence en droit qu’il aurait bien été en peine de décrocher autrement, cossard comme il l’était. Et puis, après ça, d’entrer à la Banque, avec un peu de piston. On revenait de loin, vous pouvez m’en croire! […]

L’AVOCAT : Un vaurien sournois, donc, et de surcroît pusillanime! Vous n’êtes pas de ces mères qui trouvent matière à tout excuser! Je prends toutefois note que vous ne lui refusez pas un minimum de discernement et de lucidité.

SIDONIE : Un minimum, non. Nous n’avons pas de fous dans la famille. Mais vous savez, c’est la portion congrue, et à ce sujet je bats ma coulpe. Il a passé son enfance à lire, à batifoler dans des mondes imaginaires, et je crois qu’il ne s’en est jamais remis. Il s’est vu en héros de roman, et la réalité l’a gêné aux entournures. Quand il s’est avisé qu’il n’avait pas les moyens, ni surtout la politique idoine pour la modifier, il l’a transfigurée dans sa tête, mais sans arriver pour autant à l’oublier. Mon fils, c’est une espèce de Bovary. Un exilé sur la terre, dont la vraie vie a toujours été en marge de lui-même.

[1] Authentique – authentiquement ouï, veux-je dire, des lèvres de Sido. Va t’étonner, après ça, que papa détestât la musique! D’ailleurs, qu’en connaissait-il, au sortir de l’enfance, que celle des fanfares et autres fêtes foraines? Il a offert à ses parents leur première radio – dont ils n’ont jamais fait usage.

Procès de Pierrot : déposition de la mère

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