À la plupart de mes incompréhensions et impuissances, je répondais, comme à l’accoutumée, par la surenchère fantasmatique : de toute façon, un gaillard qui nous taxait de sommes pareilles pour d’inutiles remises aux normes ne pouvait que se goinfrer au passage, et donc, si l’on en venait à ce qu’il me lourde, moi, il me restait assez de force dans les bras, avec l’appoint de la centrifuge, non peut-être pour lui couper la tête d’un coup de sabre à canne, mais au moins pour que l’entaille rende la chirurgie inopérante : toute ma lecture de la Psychopathologie de la paranoïa est émaillée d’allusions à cet assassinat assez paranoïaque lui-même, en ce sens qu’il constitue un refuge contre un réel que j’avais, à l’époque, bien peu de moyens de connaître, et surtout de contrôler; que c’est une réponse à tout, une postulation de précellence (définitive, dans la mesure où le mort, de toute façon, aurait subi pire que moi, qui resterais en vie, ne fût-ce que le temps de m’occire moi-même), une manière insane de prouver le tort par l’absolu des représailles – et, on en revient toujours là, d’occuper cette place au soleil que le délire a pour fonction de supposer. Au surplus, n’agissant pas pour moi, mais pour une collectivité, symbolisant elle-même cette humanité qui subit et s’écrase, de peur de subir pis, je pouvais compter sur une forte minorité de fêlés dans mon genre pour chanter in petto mes louanges, et peut-être, quelque temps, m’envoyer en prison de quoi cantiner.

C’est ça, comptes-y. Et si tu nous narrais plutôt, à la fin avril 18 cette fois, le bel exemple de résistance, elle vraiment collective et vraiment victorieuse, auquel tu te contentas d’assister?… Minute. Plantons d’abord un élément du décor, que les Gentils Membres du CS, sans coups de bâton ou gros pot-de-vin, ne m’accorderaient pas d’estimer minime.

J’ai évoqué, sous l’éclairage de la rétention urinaire, notre jour de neige du premier mars 2018. Plus basiquement, il eut aussi la vertu de me révéler des vices de ma crèche, pas si cachés qu’un quart-de-malin n’en eût pris note avant son installation. Dès les premières averses du premier automne, j’avais d’ailleurs entendu un plic ploc dans le placard de mon burlingue, au pourtour d’un tuyau dont la fonction me reste obscure… et placé dessous un saladier garni de chaussettes trouées; j’avais d’autre part observé, dès mon entrée dans les lieux, deux ou trois belles taches d’eau séchées sur le parquet de mon “salon”, en un lieu assez proche de la porte-fenêtre pour laisser supposer un distrait qui l’aurait laissée ouverte au mauvais moment; mais il me fallut seize ans et cette chute de neige exceptionnelle pour rester pantois, après avoir essuyé une grosse goutte bien fraîche, de la voir reformée en revenant sur mes pas, puis sa petite sœur tomber du plafond, où, juché sur l’escabeau, je constatai de tactu la présence d’une “fistule” presque imperceptible à l’œil. Quelque temps plus tôt, j’avais remarqué que l’étagère aux doubles, toute proche du plafond et du tuyau défectueux, s’imbibait dès V-W, le plâtre du reste sonnant le creux par temps sec… Comme la couverture du toit datait de peu avant mon arrivée, tout portait à croire qu’on l’avait loupée en deux endroits; mais je préférai taire cette ancienneté, impliquant de ma part un coupable laisser-courre, à Céline et à l’assistante de Maître Marron, que je me peignais jeune et vive, d’après sa voix, ouïe quelque temps plus tôt : « Je sais que vous êtes très sollicitée, de manière souvent saugrenue : j’ai moi-même, il y a quelques mois, constatant qu’on m’avait coupé l’eau et fauché mon robinet, cédé à la tentation de vous appeler, avant de découvrir, le lendemain, qu’un plombier indélicat, si j’ose ce pléonasme, ayant des travaux à faire deux étages plus bas, s’était ainsi simplifié la tâche. Je vous avais alors trouvée beaucoup plus affable que je ne le méritais. » Cette intro laisse deviner le reste : on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Les sucreries en revanche surissent vite quand elles restent sans effet : j’avais fini par recevoir, dans des délais décents, la visite d’un pro aussi tranchant qu’ignare : le patron, sans doute, d’une entreprise d’étanchéité. Après quoi, plus de nouvelles. Je relançai un mois plus tard, et, par retour : « J’ai reçu un devis mais le montant étant assez conséquent, Jacques MARRON a souhaité le soumettre aux membres du conseil syndical qui s’est réuni mercredi. Je vais voir avec lui ce qui en est ressorti. » Comme si l’on pouvait en douter! Je n’attendis pas la suite pour refuser auxdits membres tout droit à statuer sur le cas particulier d’une réparation d’ailleurs due, ni pour annoncer que je cessais dès à présent de payer mes charges, comptant imputer sur elles le coût de l’intervention refusée. Fin provisoire de l’échange.

Pour passer de la flotte qui tombe indésirée à celle qui refuse de monter, rappelons que les deux tiers les plus élevés de la tour étant situés au-dessus du château d’eau [1], nous avons besoin d’un surpresseur pour qu’elle arrive au-dessus du septième. Or, les pannes de surpresseur, quoique moins fréquentes que celles de deux ascenseurs à la fois, ne sont pas rares, et durent parfois plus longtemps. En cette fin avril déjà chaude, voilà trois jours sans rien qui perle aux robinets : déjà pénible pour un solitaire qui boit peu et se lave moins, mais qui chie comme un autre. Or n’oublions pas que l’immeuble est habité par des familles, parfois nombreuses. On finit tout de même par réparer, et nous recevons, sur nos bécanes (pour le happy few), ainsi que dans nos boîtes-papier, un billet doucereux dont je vais citer l’intégralité, me contentant toutefois de mettre en gras les corps 20 en rouge, et de manger les lignes sautées “pour mett’ l’emphase” :

« Information très importante concernant l’eau

– Les pompes sont hors-service.

Deux nouvelles pompes professionnelles neuves sont commandées.

Elles doivent être construites spécialement pour notre installation, il n’y a pas de stock pour ce matériel particulier.

Il faut donc un délai de plusieurs semaines pour en disposer.

La société réalise une réparation d’urgence pour une vie possible en attendant

Un seul vieux moteur fonctionne en mode dégradé.

C’est très fragile et une utilisation importante peut faire griller ce dépannage de fortune.

Aucune réparation autre ne sera possible, si le dépannage ne tient pas.

Il n’y aura plus d’eau jusqu’à l’arrivée des pompes neuves!!! (plusieurs semaines)

Le réparateur insiste beaucoup sur le fait que chaque habitant doit utiliser l’eau au minimum

Pour vous et pour tous soyez très économe

Vous serez avertis dès quand [sic] les pompes neuves seront en service et que l’utilisation normale sera possible.

Le syndic et le conseil syndical »

: représenté par Céline (et/ou Giraud, sur lequel nous reviendrons), une des dernières proprios résidentes, et à qui le stoïcisme ne coûte pas cher, puisqu’elle crèche au quatrième : elle s’est fait une spécialité, dans les années passées, des affichages dans l’ascenseur d’exhortations au civisme qui surexcitaient la vessie de la minuscule troupe adonnée aux mictions sauvages. Il est plus naturel que cette invitation à la parcimonie, adressée à des gens qui vivent depuis trois jours dans la crasse et la merde, aggrave la ruée : on remplit fébrilement touques, bouteilles et casseroles, et ce qui devait arriver arrive un peu plus vite : la flotte est de nouveau coupée 24 heures plus tard. Confessons ici notre vilenie : en guise de solution, je ne fais qu’envisager une rando longue durée ou un départ avancé chez ma mère! Comme en fin de compte je sors de l’immeuble en quête d’un sac à dos digne de ce nom, je m’étonne de découvrir un attroupement, essentiellement de femmes et d’enfants, autour de la rue, barrée par leurs soins de grillages et de poubelles. N’est-ce pas un peu bête? Qu’y peuvent les riverains, dont on détourne ainsi les bus? Ne ferait-on pas mieux d’aller bloquer les bureaux de ce salaud de baveux? Mais la police nous aurait balayés, alors que là les deux ou trois flics, simples cipaux peut-être, qu’on a envoyés sur mouch… signalement, se contentent de parlementer, de veiller au grain… comprenant d’autant mieux nos revendications que si ça ne leur est arrivé hier, ce sera demain, et sinon ça précisément, quelque crasse du genre. Une locataire a pris l’initiative d’appeler FR3, une équipe est venue : l’honorable Marron est resté planqué dans ses bureaux, mais ou il a menti par téléphone, ou il a envoyé un grouillot le faire à sa place : le lendemain, on apprendra qu’il est en charge de l’immeuble “depuis deux ans” (c’est cinq ou presque), et que « rien n’a été fait » depuis sa construction… une rengaine dont Juju et Céline me gonflaient déjà les tympans l’an IX ou X… on sait pour quoi “faire” ensuite, même si eux l’ont oublié.

À la brune, on voit quatre balèzes débarquer de leur camion quelque chose d’un peu plus colossal qu’une simple pièce manquante; et le soir même, au vrai assez tard, le surpresseur est réparé – ou tout bonnement changé. La mairie a été alertée, un huissier est venu, mais la Télé a fait le gros du boulot, et, bien que l’incident n’ait sans doute “paru” que sur Internet, je doute que la leçon soit oubliée de sitôt. Moi du moins, en cas d’arrêté d’expulsion, de troupes pour l’exécuter, et de subséquent Fort-Chabrol, j’espère avoir le courage de composer le numéro… de préférence avant qu’on ne me pète la lourde ou ne ferme mes compteurs. Saurai-je? Oserai-je? Pas gagné. Sans reprendre l’antienne des femmes “plus couillues” que les hommes (dans la mesure, peut-être, où on leur en demande moins), il faut bien reconnaître que sur les cas concrets qui les touchent, elles ou leurs enfants, toutes ces petites fatmas effacées, courtoises (et goûtant la courtoisie), font preuve d’une faculté de mobilisation et d’une ténacité qui contrastent avec la propension des mâles à se satisfaire de paroles. Bon, il y avait là deux guerrières, dont une tout à fait égarée dans cette boîte à viande, puisqu’elle l’a larguée moins d’un mois plus tard, m’a-t-on dit; il y avait surtout le baril de poudre auquel ne manquait que la mèche, et j’aurais pu le deviner, puisque, cette poudre, j’en étais – pas de la plus explosive, il est vrai. De toute façon, je ne devine ni ces choses, ni les autres. Un peu mieux tout de même que Céline, dont j’avais un peu chahuté le rôle à cette occasion, et qui geignait : « avec Bart nous avons payé cher le fait d’avoir voulu faire une information (que nous voulions rassurante) auprès des habitants et ainsi prouver que des propriétaires étaient impliqués dans la vie de l’immeuble et que nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour améliorer la situation ». Éminemment rassurante, en effet! Un mois sans eau! Surtout quand il s’avère ensuite qu’on mégotait sur les vrais besoins de la population, et qu’il suffisait de gueuler pour changer le mois de galère en moins d’un jour…

[1] Depuis quel an au juste un règlement municipal, auquel il ne fut fait exception qu’une horrible fois, l’interdit-il? Internet n’en pipe mot. Il est en tout cas patent que la tour fut construite avant, ce qui rend exceptionnelle cette vue que je possède sans désormais plus en jouir.

Eaux-d'en-haut et eaux-d'en-bas

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