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Inventaire avant liquidation
1 novembre 2018

L'erreur commune des couples; la bêtise comme fait d'oppression

     Reste à savoir, du reste, à peu près tout. Il faut bien admettre que j’erre dans la nuit, quand je cherche à rendre compte d’attentes et de déceptions qui m’ont probablement modelé, au point, qui sait, de faire de la suite un supplément accessoire? Non seulement je ne sais rien, mais je n’ai pas envie de me renseigner, persuadé qu’on me fourguera des mythes en guise de tuyaux, et ne disposant d’aucun texte intime auquel les collationner. Des scènes primitives façon Homme aux Loups, pourquoi pas? Mes vieux ne roulaient pas sur l’or, et il y a des chances que leur piaule fît aussi nursery. Mais du moment qu’il ne m’en reste rien, même si ces scènes expliquaient tout, je répugnerais à les supposer. J’ai vu une fois mon père tripoter ma mère, sur le marchepied d’un train, cet attentat à la pudeur m’a choqué, mais je ne saurais dire duquel au juste j’étais jaloux, et tout en reconnaissant que ma répugnance mériterait d’être interrogée, je n’en répugne pas moins à le faire, crainte de bâtir de rien, sur les plans des autres, sans intuition pour ratifier. Le sexe était sans doute spécialement tabou chez nous, suite à la surveillance suspicieuse que Marguerite a dû infliger à sa fille, mais il me semble que la question n’est pas là, et que je la quitte dès que je m’intéresse à autre chose qu’à la transmission d’un sentiment d’indignité.

     J’ai considéré ma mère comme un hybride d’âne et de chameau pendant toute mon enfance consciente, et, chose étrange, elle ne l’est restée qu’à l’usage exclusif de son époux, qu’elle a agoni (du moins en ma présence) en dix ou quinze ans de fin de parcours d’un tel déluge de sots abois qu’il sonnait vengeance ou recherche du coup d’arrêt, à moins qu’il ne s’agît surtout d’étancher la soif d’injustice d’un aspirant-martyr dont elle mesurait les limites, mais dont le jugement l’effrayait encore en secret. Maman nous a assurément donné le spectacle d’une bêtise extrême, rehaussée par la hargne et les décibels; mais je maintiens avec Sartre, sans être sûr de l’entendre comme lui, que l’insuffisance intellectuelle est un fait d’oppression, et qu’on met en situation de bêtise ceux qui, assurés que leur parole, quelle qu’elle soit, ne comptera pas, n’ont d’autre recours, pour éviter de se mépriser jusqu’à l’insupportable, que de bavasser, presque exprès, n’importe quoi, de ne pas se fouler, parce que ce sont les vains efforts qui humilient. Peut-être ont-ils aussi, par là, le sentiment flou de remplir le rôle qu’on leur assigne, et les rassure-t-il, en apportant toujours de nouvelles preuves d’irresponsabilité, d’appeler et de justifier la prise en charge? Plaidoyer pro domo? Tout en insinuant que j’ai senti peser sur moi ce genre de pressions, et qu’elles sont responsables d’une bonne part des âneries que j’ai pu dire, commettre ou écrire, je n’oublie pas le pouvoir délétère que j’ai exercé moi-même, sur mes compagnes ou dans le cadre de mes fonctions. Non qu’il suffise de donner des responsabilités au crétin pour le muer en génie, et surtout improviser chez lui la connaissance des données : après une vie en tutelle, comme celle de ma mère, ou confinée dans l’abstention, comme la mienne, on manque de bases pour élaborer des solutions pertinentes. Mais en dépit du supplément d’âge, je la crois moins handicapée que moi, du fait qu’elle est plus humble et, de ce fait, mieux entourée. Je suis suffisamment revenu, au cours de cet Inventaire, sur une comparaison entre l’intelligence naturelle, mais inéducable, de mon père, bloqué sur son pic d’orgueil à la trentaine, voire bien avant, et l’imperfection maternelle assumée, donc, dans une certaine mesure, susceptible d’améliorations… pour ne m’y pas appesantir encore.On peut persifler une ouverture d’esprit qui n’opère que sur les surfaces, tout en la préférant à une pénétration qui ne débouche que sur le déni et le refus de savoir, et qui, dans un monde en marche, vous change en inadapté. Que maman fût taillée pour un rôle de conne, ma foi, c’est bien possible. Mais je crois qu’elle a joué de malchance, et que, si elle n’était pas tombée sur un type qui avait besoin de mépriser ses proches pour colmater ses brèches, elle aurait pu tout aussi bien faire preuve de bon sens et d’efficacité, au lieu de se cantonner dans la rancune et l’autoritarisme obtus. Elle était plutôt belle, quoiqu’elle ne le sût guère, et mon père l’a aimée, en ce sens qu’il a trouvé flatteur de se coller l’étiquette de ce minois, pour rendre manifeste sa propre valeur, par trop occulte et douteuse, et qu’il a projeté sur sa future les capacités de compréhension nécessaires à sa propre réhabilitation; je pense qu’elle n’aurait pas demandé mieux que de jouer le jeu, de passer l’éponge sur une carrière bien médiocre au regard d’ambitions grandioses, et de se battre les flancs pour l’admirer sans réserve, bien qu’il lui soit apparu très tôt comme un imposteur, qui lui faisait refaire trois fois des additions justes (c’était son supérieur hiérarchique), ou lire, au prétexte que seul un abruti pouvait s’en dispenser, des livres qu’il n’avait lui-même qu’entr’ouverts : elle aurait pu jouer le jeu, dis-je, à la condition d’un minimum de retour. Mais il était trop anxieux, sa supériorité lui inspirait trop de doutes, pour qu’il pût jouir quiètement de la possession d’une jolie femme sans relever doucereusement chaque défaut, chaque bévue qui dans son esprit, si j’en juge par le mien, la rapprochait de lui, mais pour elle, trop portée à se voir indigne, rajoutait au déséquilibre : je ne sais rien, mais tends à croire que ces différences d’évaluation sapent bien des couples : la rage de ravaler le conjoint (« Mais, mon chéri, tu sais bien que c’est même pas vrai… » vs. « Mais tu ne comprends rien! T’es vraiment cruche, ou tu fais semblant? ») renvoie toujours à une fêlure de l’ego, soit qu’on appréhende de valoir moins, soit qu’on repousse une assimilation à celui qu’on vilipende; mais à celui-ci ce serait trop demander que de remonter jusqu’aux sources d’un dénigrement qu’il endure tel quel – et rétorque. Si vous ne vous sentez pas à la hauteur, louez, louez! Mais c’est plus facile à conseiller qu’à pratiquer. Le jour où mon père m’aurait fait un compliment, j’aurais su qu’il me tenait vraiment pour un minus habens; mais de là à me féliciter de ses débinages systématiques, il y a de la marge!

     Bien sûr, le désir vole vers d’autres objets; bien sûr, l’amour n’est pas fait pour durer; bien sûr, on s’en veut d’avoir été dupe, fût-ce de ses propres projections, et ça tourne en hargne; bien sûr, on s’exaspère d’être prisonnier d’un machin vieillissant et d’une famille; bien sûr, on se dit : merde! voilà dans quel trou j’ai fossoyé mes possibles, la seule vie dont je disposais, et on ne me sait même pas gré de mon abnégation! Mais c’est encore et toujours ma valeur qui est en jeu, aux yeux des autres et aux miens propres, et ces possibles me hanteraient moins, s’ils étaient certains. Le drame de mon père n’est pas d’avoir convolé au dessous de lui, avec une sotte qui ne pouvait le comprendre, mais d’avoir été constitué insatisfait, et d’avoir eu à gérer son déficit aux dépens de sa femme et de ses enfants, dont l’infériorité constituait pour lui à la fois un apaisement, et, en tant qu’ils le représentaient, une disgrâce. Le drame de ma mère est d’être tombée sur un homme de cette trempe, infichu de lui délivrer le droit de vivre très ordinaire qui lui avait été refusé de naissance, et dont elle ne demandait peut-être qu’à se contenter. Confinée dans les travaux subalternes, vite incapable de nous aider en maths a fortiori en latin-grec! –, il était presque officiel qu’elle n’avait nulle part dans nos (relatifs) succès scolaires; elle ne contrôlait ni les leçons ni les devoirs; et pourtant je ne crois pas inventer le bonheur éphémère qu’elle trouva, l’année où les sciences-nat portaient sur la botanique, à me constituer un herbier, ni l’agacement que ça me causait qu’elle y revînt sans cesse (comme si je n’avais eu que ça à faire!), mêlé d’un certain attendrissement… d’exception, qui se détache d’un quotidien épineux, où les ordres pleuvaient dru, tant il lui était insupportable qu’on se passât d’elle pour seulement respirer. Encore en ai-je moins bavé que ma frangine, qui était de droit sous sa coupe, pour ce qui regardait l’initiation aux besognes féminines… Le paradoxe, c’est que la carogne occupait tout l’avant-plan, avec ses consignes de bienséance et de propreté (« Prends les patins! »), qu’elle paraissait décider de tout sans prendre la peine d’énoncer un argument, et que néanmoins elle ne jouissait que d’un pouvoir délégué par le paterfamilias, dont l’aval inconditionnel et secrètement méprisant – paradoxe apparent et cause cachée de l’idiotie! – me scandalisait.

 

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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