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Inventaire avant liquidation
8 novembre 2018

Un excès de trauma; borgnitude et narcissisme

     Ce qui me surprend plus encore que cet insouci des “statistiques non écrites” qui donnent son sens à toute hypothèse d’un rapport, et le lui ôtent si ça marche à tout coup, c’est de lire Rank prêter au peine-à-naître dont la pensée (si le mot convient) nous est inconnue des notions qui sont seules capables de se muer en souvenirs. Ainsi, il écrit sans rire : « Le trait commun à toutes les théories infantiles de la naissance […] consiste à ne pas tenir compte de l’organe sexuel féminin, à ignorer son existence, ce qui prouve bien de la manière la plus nette qu’elles reposent toutes sur le refoulement du souvenir du traumatisme de la naissance, ce souvenir rattachant précisément le traumatisme aux organes sexuels comme à sa cause. » Admettons le refoulement de sensations, d’étouffement, de malaxage et autres; en quoi pourraient-elles être liées à la nature du conduit où elles se sont produites, à moins que cette idée ne soit innée, et transmise via les gènes ou l’ombilic? C’est quand la censure parentale du sexe aura joué que le refoulement d’une descente vaginale deviendra possible : j’avais douze ans quand un copain plus dessalé sans mal me raconta, dans un camp de curés, comment se faisaient les enfants, je ne le crus pas, et me demande parfois si Rank n’était pas aussi ahuri à quarante berges que moi à douze :  « L’homosexualité, lit-on un peu plus loin, semble, elle aussi, se prêter sans effort à cette explication, car il est évident que chez l’homme elle repose sur l’aversion pour l’appareil génital de la femme, à cause de ses rapports intimes avec le choc de la naissance. L’homosexuel ne voit dans la femme que l’instrument de la maternité, il l’identifie tout entière avec son appareil génital qu’il est incapable de concevoir comme une source de plaisir possible. » Je ne sais plus où Freud compare les adlériens à un médecin colonial qui, de si diverses maladies que fussent affligés les patients qui se présentaient devant lui, n’en formulait pas moins imperturbablement le diagnostic “ensorcelé”, aux applaudissements de l’assistance. Il me semble entendre la voix de Rank, attribuant toute névrose à son Trauma Originaire, qui lui aura permis, après rupture, de lancer en Amérique des cures très accélérées (et sans doute tout aussi efficientes). Cela dit, ce n’est pas un passionné de Cause Unique comme moi qui peut se permettre d’ironiser. En outre, j’avais bien six ans quand Geneviève est née, et quinze Denis : prématuré, soit, il reste quand même bien bizarre que je n’aie aucun souvenir d’une grossesse de ma mère : ça sent le refoulement à plein nez. Enfin, quand je m’interroge sur les divers avatars de Réhabilitation : Révolution, Reconnaissance, Résipiscence, que je loge dans le futur, comme en un âge d’or qui refuse d’avoir été déjà vécu,  mais dont on se sentirait néanmoins exilé, je ferais bien de ne pas oublier qu’aucune preuve n’est apportée par là d’une étape fusionnelle ou idyllique duelle, et que le semi-apaisement qu’ont trouvé mes derniers chapitres (ceux postérieurs au Deuil sans peine) dans un isolement plus complet que jamais plaiderait plutôt pour un paradis intra-utérin – voire encore antérieur, mais là je n’aurais pas d’éléments du tout.

     Ce qui ne signifie pas, comme de bien entendu, que je me rappelle davantage ma naissance : du moins puis-je tous les jours en contempler les séquelles en me brossant les dents. Sous ce rapport, en effet, mon lecteur sait que j’ai été gâté, puisque l’accoucheur, débutant, ivre, incompétent ou/et malchanceux, m’a écrabouillé un œil (ou éraflé, soyons juste : on ne m’a ôté le mort qu’ultérieurement), me fournissant une excuse à vie pour ne pas plaire, et en accuser in petto mes parents, trop près de leurs pions pour recourir à une chirurgie esthétique non remboursée, et même pour faire renouveler assez régulièrement la prothèse, de sorte que l’orbite droite ne s’était pas développée, et que j’avais la tronche en biais – pure foutaise ou quasi, car ça se mesure en millimètres, et la symétrie parfaite compose des faces plutôt fades; en revanche ma dernière ophtalmo n’a pas caché un certain étonnement en apprenant que je portais en guise d’œil droit le même bout de plastique depuis ma quatorze ou quinzième année : elle m’a envoyé me faire restructurer l’orbite chez un spécialiste local, injonction à laquelle je me suis empressé de ne pas obtempérer : trop tard. Curieux qu’il ait été assez tôt, dix ans après, dans la foulée du trépas de mon père, pour faire refaire cette prothèse quinquagénaire… mais l’hyper-interprétation s’impose-t-elle? Je venais d’apprendre que le truc était remboursé à 100%, et, pour une âme de mauvaise qualité, comme dirait Montherlant, la gratuité d’un truc chérot dont on n’a nul besoin (la vieille toutefois était devenue passablement râpeuse) n’est pas une considération si négligeable.

     Que toute accusation soit une projection de culpabilité avec déni,  et que celle-ci, expliquant non seulement la haine de ma mère et mon insuccès auprès des filles, mais toutes mes failles (les moches sont mal accueillis par tous et partout), se soit avérée particulièrement commode, moi je veux bien. Mais à H moins trente secondes, ou quelques minutes, quand le forceps m’accroche un carreau, vous ne voudriez tout de même pas que je battisse ma coulpe pour l’obstétricien? L’inconscient en est bien capable, mais je n’y ai pas accès. Avant de bâtir un système de culpabilisation tous azimuts, il faut bien que je subisse et déguste; or il est difficile de se peindre ce « Bienvenue au club! » comme anodin, et encore plus d’y voir, ha ha, comme cette tache de Donald Meltzer, une variante d’expérience initiale de la Beauté. Cela dit, il ne faudrait tout de même pas en remettre : si toute naissance laisse des séquelles pour la vie entière (et comment pourrait-il en être autrement?) il n’est pas si évident que cette surprise désagréable (il suffit d’entendre brailler un nouveau-né! Mais on me souffle que la simple sensation des bronchioles qui se décollent suffirait à expliquer que notre premier cri ne soit pas un gazouillement de bonheur) se corse si gravement de la longue durée d’un exit difficile ou d’un supplément de douleur, qui ne dispose d’aucune norme auquel se comparer, et ne peut s’accompagner d’aucune représentation de la blessure ou du danger. Gamin, j’ai souvent regretté d’ignorer ce que j’avais perdu, donc de ne pas m’être fait crever l’œil un peu plus tard, lors de quelque acte héroïque si possible… mais au fond je préférais m’en tenir à l’invention de mythes médicaux, genre : la monophtalmie aiguise l’intelligence, dont l’intervention est nécessaire pour avoir une notion des distances! Et emballez! Ça me suffisait à dix ans, et même à vingt. J’étais moins heureux du côté des borgnes célèbres, pour la plupart militaires (rien contre, je me suis longtemps voulu guerrier), pas si connus que ça (j’avais tout de même un faible pour Antigone, Hannibal, et… Moshe Dayan!), et surtout, même borgnes de naissance, pas nécessairement esquintés par les fers : ce type d’accident aurait être plus courant “avant le progrès”, mais peut-être les sages-femmes opérant chez les Grands numérotaient-elles leurs abattis, et évitaient-elles les gestes inconsidérés? Je crains bien de ne m’être trouvé de collègue incontestable que Jean-Édern Hallier, et le compagnonnage avec ce Peyrefitte gauchisant ne m’enchante pas plus qu’il ne l’aurait ravi, lui, s’il m’eût connu. Le rapprochement mérite-t-il d’être creusé? Je lisottais en 2009 un bouquin sur lui, acheté à zéro vingt pour son sous-titre : ou le narcissique parfait. Style de journaliste, grandiloquence creuse, bâclage de prébendier… Et puis, tout de même, page 53 sqq : « Jean-Édern est mal né. Tout son drame et son génie partent de là. Une sage-femme, bénie des dieux de la farce et de la poésie, a accouché la mère au forceps, en énucléant [1] l’enfant : il est sorti borgne, monstrueux, l’œil gauche en moins. […] Le déni de réalité a été si fort chez l’enfant qu’il s’est sur-le-champ réfugié dans le délire de toute-puissance. Sa survie passait par la folie. C’est la seule chose qui pouvait le sauver. […] Narcissique menacé de désintégration, il n’avait à sa disposition qu’une image extérieure de lui-même, en miroir – pas d’image intérieure. Le malheur de Narcisse n’est jamais qu’il souffre d’un excès de soi, mais d’une hémorragie continue de l’être, d’un défaut d’intériorité. » Et le malheur de son biographe, c’est qu’il est flou et banal, qu’il joue les omniscients à bon compte, sans mettre en lumière les mécanismes d’un passage nécessaire de la borgnitude à la narcipathie. Déni de réalité, délire de toute-puissance, défaut d’intériorité? Je suis bien obligé de souscrire, ne serait-ce que par fausse honte, et en pestant de m’assimiler à un bouffon pathétique que les services ont sans doute liquidé (donnant par là la mesure de leur envergure), mais qui était bien le seul à se trouver, ou plutôt à se proclamer, le plus grand écrivain de sa génération. Que Proust ou Montaigne, merdre, n’étaient-ils borgnes! Il est vrai qu’il me reste Sartre, son strabisme… et un pronostic peu enthousiasmant. Assez ri, je suis taré, entendu, mais pas du genre à compenser mon défaut d’image intérieure par l’étude exhaustive des monophtalmes à travers les âges, d’autant que seuls m’intéressent ceux qu’on a sortis comme ça, et que, narcisses ou non, ils ne s’en vantent pas… assez, du moins, pour que je les connaisse! Quant à moi, j’aurais plutôt tendance à dire : « Hallier? Ah oui, mais lui, nuance! C’était l’œil gauche! »

 

[1]  Sic. Je doute fort qu’elle ait procédé à l’ablation de l’œil!

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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