Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Inventaire avant liquidation
24 novembre 2018

Procès de Pierrot, 2 : déposition de l'épouse

     Dépositaire sans témoin des confidences de Sido, je pourrais prétendre qu’il n’y a rien là de mon cru. Mais si elle ne cachait pas que son aîné “leur en avait fait voir”, elle restait assez discrète sur les modalités, de crainte peut-être que je ne m’en fisse des modèles, ou, cela fait, ne la citasse : j’introduis là une forte part de broderie perso. Le “bovarysme”, en revanche, consécutif aux excès de lecture, était bien un de ses thèmes favoris. Là-dessus, l’opinion de cette mère indigne n’est guère éloignée de celle de sa bru abhorrée, que j’avais affublée, pour plus de lourdeur sans doute, du prénom de ma femme :

 

CHANTAL : Il avait une certaine profondeur, Pierrot, il se satisfaisait pas d’une vie organique, mécanique, d’un traintrain jusqu’à la mort. Il m’envoyait des poèmes, et je m’interrogeais pas trop sur leur valeur, puisqu’ils m’étaient adressés, et que d’ailleurs j’y connaissais rien. Je les ai perdus, à moins qu’il les ait repris en douce, et c’est ce qui pouvait leur arriver de mieux, sans doute. Il me faisait lire, des bouquins ardus, genre œuvres complètes de Nietzsche ou de Teilhard de Chardin, dont j’ai compris bien plus tard qu’il les avait pas lues lui-même… Il parlait pas mal. Il avait des idées! De l’ambition, ou plutôt des rêves d’ambition. Pas professionnelle, hein! La Banque, c’était juste un gagne-pain, dans son esprit. Il voulait faire de grandes choses, des livres ou de la politique…

LE SUBSTITUT : Et il n’a rien fait.

CHANTAL : Écoutez, il a fait une assez belle carrière, on a eu cinq enfants…

LE SUBSTITUT : Je parle des ambitions que vous évoquiez à l’instant.

CHANTAL : C’était des rêves de jeunesse. De revanche. Ça vous prend comme ça, par osmose, par contagion. Il manquait de moyens, de créativité, et surtout d’audace. Pierrot, c’est un bonhomme qui n’ose pas. Qui demande rien. Qui se met jamais en avant. Qui attend qu’on vienne le chercher. Déterrer son mérite. Il a une peur atroce de la moquerie. Je lui en fais pas grief. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est qu’il l’épargne pas aux autres. Vous parliez de qualités négatives, Monsieur le Président. Mais la négativité, c’est un défaut énorme! Y a pas beaucoup de gens qui ont dépendu de lui, mais je peux vous assurer qu’il les a tous détruits, ou au moins gravement déstabilisés, à force de sarcasmes! Vous voyez, avec ce bonhomme, ce qu’on fait, c’est jamais, jamais bien! Quand il vous couvre de louanges, vous pouvez être sûr qu’elles sont exagérées et ironiques. Mais la plupart du temps, on a droit à des critiques… ou au dédain. Quoi que vous disiez, c’est bien simple : ou c’est absurde, ou c’est banal, ou les deux à la fois! Quoi que vous fassiez, c’est toujours de travers par un côté ou un autre, Moi, j’en ai souffert, et puis je me suis cuirassée. Mais c’est surtout les enfants! À l’âge où ils sont fragiles, où ils attendent un encouragement, où il faut les complimenter, même en se forçant un peu! Lui, on aurait dit qu’ils s’acharnait à les démolir! Ils ont tous bien travaillé à l’école, mais chaque fois qu’ils rentraient avec un bon bulletin, il s’arrangeait pour trouver une matière faible, et pour faire toutes ses observations sur celle-là! C’était jamais assez pour lui! […] J’ai mis un certain temps à le comprendre, mais le principe directeur de Pierrot, c’est l’envie! Il est jaloux de tout le monde, et bien sûr, à proportion de la proximité! À la rigueur, il veut bien admettre qu’il y ait des grands hommes, dans le lointain, et surtout dans le passé. Dans son entourage immédiat, il pourrait pas le supporter. Mais même à distance, au fond, ça lui est pénible. Toutes les réputations, pour lui, sont usurpées. C’est pas seulement Mitterrand, qu’il traite de canaille, ou Chirac d’abruti, c’est De Gaulle! c’est Napoléon! De la gnognotte à côté de lui!

L’AVOCAT : Vous n’en remettez pas un peu?

CHANTAL : Il se compare pas expressément, mais c’est toujours sous-entendu. Il traite Napoléon de commis-voyageur, ça s’invente pas!

L’AVOCAT, rigolant : Ma foi, quand on lit dans le Mémorial de Sainte Hélène, les opinions fort communes que le grand homme claironne à tout sujet… Il me semble que, sans être taxé d’outrecuidance, on peut estimer que les publier ne fait guère honneur à sa mémoire!

CHANTAL : On n’est pas obligé, parce qu’on a réussi, d’être exceptionnel en tout!

L’AVOCAT : Très juste! Mais on est en droit de juger sévèrement un certain mépris des hommes et des femmes, et surtout la contradiction de prétendre atteindre à l’immortalité en laissant une trace grandiose dans la mémoire de ces êtres méprisables, sans pour autant se comparer à Napoléon, entre autres sur un champ de bataille!

CHANTAL : Vous connaissez pas Pierrot. Pour lui, l’art de la guerre, la stratégie, la tactique, c’est tout du bidon. Ça s’apprend en trois jours.

L’AVOCAT : Mon Dieu, c’était l’opinion de Courier… et même de Tolstoï, si je ne m’abuse… Ça n’implique pas qu’ils se crussent meilleurs que le grand Condé ou Bonaparte!

CHANTAL : Courier et Tolstoï, j’en sais rien. Et je vous dis pas que Pierrot se croie meilleur. Simplement, quand un prestige lui est étranger, il existe pas, c’est aussi simple que ça. Il aime pas la musique, il a aucune oreille, alors pour lui, Mozart c’est rien! La peinture l’intéresse pas, je l’ai jamais vu entrer dans un musée… Eh bien, toutes les réputations de peintres, elles résultent de spéculations de marchands de tableaux! Pour lui, Braque, Matisse, Picasso, Modigliani, et ne parlons pas des contemporains, on pourrait mettre n’importe qui à la place! C’est juste que des margoulins ont acquis beaucoup de leurs toiles, et se sont trouvés en position de faire pression sur le public! lequel du reste s’en contrefiche au fond, et ferait autant de cas de tout chromo qui lui serait prôné. Les grands acteurs, les grands couturiers? Du pipeau pour Monsieur! Dès que lui ne fait pas la différence entre une robe de Dior et le décrochez-moi-ça, c’est qu’il n’y en a aucune! Ce que ressentent les autres, pour lui, c’est de la comédie. Du snobisme. […] Vous voyez, on pourrait dire que Pierrot est spécialement paresseux. Mais selon moi, ce serait pas aller au fond des choses. En fait, le travail lui fait pas peur. Ce qui l’épouvante, c’est l’idée de peiner en vain, et d’avoir à se reconnaître inférieur à l’image mirobolante qu’il se peint (façon de parler) de lui-même, soit en comprenant pas ce qu’ont fait les autres, soit en parvenant pas à la matérialiser. Je crois qu’il a essayé au début, mais que c’était tellement pauvre, tellement minable, tellement insuffisant, ce qu’il obtenait, qu’il a sauté sur n’importe quelle excuse pour renoncer! Et à mesure que la vie a passé, il a davantage exalté les humbles et les obscurs, les vrais maîtres à l’entendre, juste parce qu’il en faisait partie! Avec Pierrot, y a pas à s’y tromper : chaque fois qu’il dit du bien de quelque chose ou de quelqu’un, indirectement, c’est de lui-même. Chaque fois qu’il dit du mal, c’est que ça le dépasse, et le mal l’emporte largement. Quand les gosses ont grandi et que je me suis trouvé un peu de temps libre, je me suis mise à la peinture, et un peu à la photo. Je me prends pas pour Léonie de Vinçard, mais j’ai fait des choses qui me plaisent, et qui plaisaient à d’autres, et j’en ai même vendu! J’ai presque fait mes frais! Mais qu’est-ce que j’ai pas entendu! Sur un portrait où j’avais pas capté la ressemblance, ou sur la photo qu’est pas un art, parce que l’appareil fait tout! Plutôt drôle, dans la bouche d’un lascar qu’a jamais su en cadrer une correctement! Ou alors le style : « Cette fleur est superbe », une petite pivoine, dans un coin, manière de dire que tout le reste, c’est de la croûte! Ou alors des remarques sur le prix du matériel, sans avoir l’air d’y toucher… « Quatre-vingt-dix francs! C’est un pinceau en or, ou en platine? » Enfin, il s’agissait de me faire sentir que certes j’avais bien droit à un passe-temps, pourvu qu’il coûte pas trop cher, et que je néglige pas le ménage et les fourneaux, mais qu’il fallait pas que je m’en fasse accroire sur la qualité de ma production!

 

     Bonne occasion de déraper dans un auto-apitoiement à peine transposé :

 

LE SUBSTITUT : Vous n’êtes pas le seul peintre dont il ait étouffé la vocation…

CHANTAL [adoptant la gravité chagrine qui convient] : Non. Notez, faut être équitable. J’étais pas non plus d’avis qu’Alain arrête ses études pour se consacrer à la peinture. Et très franchement, ses tableaux, j’y voyais pas grand-chose… Mais moi, je me serais bien gardé de lui dire qu’ils valaient rien! J’avais pas assez confiance en moi pour ça, et de toute façon, il m’aurait pas écoutée. Dès qu’ils grandissaient, vous savez, j’étais la cinquième roue du carrosse. Leur père s’arrangeait pour insinuer que j’étais une pauvre conne, une simple ménagère dont l’avis comptait pas. 

LE SUBSTITUT : Racontez-nous un peu ce qui s’est passé au juste…

CHANTAL : On l’a jamais vraiment su… Alain adorait le dessin, et depuis tout petit, il avait un joli coup de crayon. Je me permets de penser qu’il tient ça de moi, parce que Pierrot, il est même pas capable de tracer une étoile à cinq branches, c’est un bonhomme maladroit de ses mains comme pas permis : son écriture est même pas lisible, faudrait un pharmacien pour la déchiffrer! Comme je vous ai dit, c’est pas dans ses territoires, donc ça n’existe pas. Alors ce gamin utilisait une bonne portion de ses loisirs et de son argent de poche à dessiner et à peindre : ses profs l’encourageaient, mais bien sûr pas son père…

L’AVOCAT : Ni vous.

CHANTAL : Moi, si, du moins au début. Quand ça a commencé à empiéter sur son travail scolaire, j’étais moins pour. Il s’imaginait qu’il allait gagner son bœuf comme ça, ou vivre à nos crochets… En fait, il s’en préoccupait pas du tout, et c’est devenu un peu inquiétant. Il a eu son Bac de justesse, et il se voyait déjà aux Beaux-Arts, ou dans son atelier… C’était bien le moins de lui imposer des études rentables, ça lui aurait pas pris tout son temps. Il pouvait toujours en dégager assez pour un hobby. Bien sûr, si on avait su… Mais il s’est pas tellement fait prier, et en fin de compte il a pas mis les pieds en Fac. C’est ça que Pierrot a pas supporté, de se faire gruger, et je dois dire que je lui donne pas tort sur ce point-là. Ça a pété sec quand on s’en est aperçu, et Alain a préféré voler de ses propres ailes, je sais pas ce qu’il espérait au juste… Lui aussi, il vivait dans ses rêves! Seulement, il était plus entier. Il a pas fait la part de la réalité.

LE SUBSTITUT : Nous entendrons ce témoin. Mais en attendant son audition, pourriez-vous nous dire si vous estimez son père responsable de son décès?

CHANTAL : Non! [Méditativement :] Et pourtant si : je saurais pas bien dire comment, mais c’est une affaire entre eux. D’abord, parce qu’Alain vivait comme son père dans un autre monde! Tout seul, si vous voulez. La concurrence existait pas pour lui. Sur mille artistes il y en a à peine un qui puisse en vivre, et il y avait aucune chance pour qu’il soit celui-là, vu que d’une part il peignait pour lui, et faisait pas de concessions, et de l’autre, qu’il était incapable de la moindre manœuvre pour percer, il fallait qu’on le découvre! qu’on force sa porte, quasiment! Et ça, c’est tout Pierrot! Petit, déjà, il montrait pas grand-chose, et de moins en moins avec les années : demander leur avis aux gens, vous comprenez, ç’aurait été accepter d’avance le bien-fondé d’un rejet! Mais je crois que cette idée-là l’effleurait même pas, pour lui, s’il arrivait à se satisfaire lui-même, à atteindre son idéal, il considérait que le succès en découlerait automatiquement! À supposer qu’il ait pensé à un autre succès que celui de se plaire à lui-même!

L’AVOCAT : Et cela, vous en tenez votre mari pour responsable?

CHANTAL : C’est de lui que ça vient! Cette manière de tenir tous les autres, les rivaux, pour quantités négligeables, et de se contenter d’attendre qu’on le confirme dans une supériorité éclatante! La différence, bien sûr, c’est qu’Alain travaillait! Qu’il produisait quelque chose! Seulement, ça n’existait que pour lui… Et puis surtout, s’il a mis tous ses œufs dans ce panier-là, c’est parce qu’il avait besoin de trouver une issue! Un domaine où son père aurait pas accès, qui serait définitivement hors de sa compétence, à l’abri de ses critiques! C’est un gamin qui de sa vie n’a jamais entendu : « C’est très bien, mon petit », ou alors d’un ton faux, forcé, destiné à faire sentir que la louange provenait pas de la prouesse, mais de la bienveillance exagérée du louangeur!

L’AVOCAT : Il ne tenait qu’à vous de remplir ce rôle, éminemment maternel.

CHANTAL : Je l’ai fait tant que j’ai pu. Je l’ai félicité de sa gentillesse, de son intelligence, de son goût! Mais ça lui a pas suffi longtemps! Tous mes enfants, Pierrot a réussi, sans avoir l’air d’y toucher, à les convaincre que leur mère était une idiote, une inculte, une inutile, dont la parole avait aucun poids. À présent, ils en sont un peu revenus. Mais Alain, lui, est mort avant d’en revenir. Vous savez, on manque un peu d’ardeur à couvrir de compliments des êtres qui n’en tiendraient aucun compte, parce qu’ils vous méprisent! Et y a pas de doute que ça m’a durcie, que ça m’a rendue revêche, alors que j’étais si bien disposée pour tout le monde quand j’étais jeune, si encline à chercher les qualités, et à oublier les défauts! Quand on regarde de l’extérieur, on se dit que j’ai eu de la chance, d’avoir un bonhomme qui ne m’a ni battue ni quittée ni enfermée à double tour, qui ne m’a laissée manquer de rien. Mais vu de l’intérieur, je vous fiche mon billet que voilà un demi-siècle plus proche du purgatoire que du paradis. J’ai mangé à ma faim, d’accord, j’ai un peu voyagé, j’ai disposé de vêtements, de biens de consommation, avec l’humiliation d’avoir à les demander, mais j’ai vécu dans la peur et le mépris de moi-même, à côté d’un type qui voyait pas d’autre moyen de se prendre pour un surhomme que de piétiner son entourage.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité