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Inventaire avant liquidation
25 novembre 2018

À père menteur enfant ingrat

     Assez ri. Il est certain que si ma mère, tôt honnie, s’est assez vite assimilée à une calamité naturelle dont on s’efforce de se garer sans s’en mettre martel en tête, le jugement paternel, en revanche, a compté, condamnation générale et rares exceptions, presque jusqu’à sa dernière heure, alors même que j’en avais dénoncé depuis longtemps le soubassement d’ignorance, de légèreté, et de dénigrement systématique à base d’envie. L’ennui, c’est que s’il tenait à me rappeler périodiquement que j’étais “un jobastre”, un frimeur à qui l’on ne pouvait faire aucune confiance, qui ne savait rien, ne comprenait rien, et pétait à trois atmosphères au-dessus de son cul, cette condamnation 1) s’ingéniait à suggérer la survenue d’une authentique déception; 2) coïncidait à peu près, en rabotant quelques bêtises excessives qui me permettaient ordinairement de m’en débarrasser sans trop de frais, au jugement que je prononce moi-même à huis clos selon une périodicité inversement proportionnelle à ce qu’il plaît aux jours riants d’appeler “inspiration”.

     Je n’étais pas fait pour aller à tout, et tous les jours je me heurte aux limites toujours plus rétractées de ma mémoire, de ma créativité, de mes facultés de raisonnement, qui n’ont jamais cassé des briques, et d'apprentissage, qui furent toujours au-dessous de tout, dans les domaines mêmes auxquels j'attachais la plus grande importance, au point qu'on peut soupçonner la recherche censément passionnée de la dissonance cognitive de dissimuler une peur intense de l'apport d'autrui; quels qu'ils fussent, mes moyens s’avérèrent d’emblée, et demeurent, (inégalement) viciés par la quête d’un aval, à quoi pourrait se résumer ma vie… toute vie humaine? Je crois qu’à la plupart des autres cet aval est accordé dès qu’ils viennent au monde, peut-être avant, plutôt dans les mois qui suivent la naissance, qu’il les constitue sujets, et leur donne par là accès à une authenticité des goûts, des sentiments, des jugements et des croyances, à ce que je me permettrai d’appeler relations d’objet au sens large. Une authenticité, si j’ose dire, inauthentique, dans la mesure où elle procède d’identifications, à un âge ou un autre, et d’internalisation de modèles idéalisés : deux opérations, à supposer qu’elles diffèrent l’une de l’autre, également loupées chez moi, puisque je ne me souviens pas d’avoir sincèrement admiré personne, et que le souhait d’être un autre me paraît relever de la rhétorique pure. Depuis que je pense, je n’ai approché l’autre que sous les espèces d’un moi brouillé, mal dégrossi, dont l’altérité ne m’intéressait qu’à condition d’entrevoir une possibilité de la réduire : non seulement je n’ai eu de relation que duelle, mais c’était du duel où j’étais les deux.

     Toute ma vie, je me suis fixé des objectifs grandioses, irréalistes et flous, et me suis refusé de les confronter au réel, ou me suis leurré, pour essayer encore, ou rêver que j’essayais, des vagues apparences de potentiel qu’il me renvoyait. Toute ma vie, j’ai menti, au moins aux autres, censés dire ma valeur; toute ma vie, même quand je n’avais pas conscience de mentir, je me suis pris pour un imposteur, et j’ai tremblé d’être démasqué. Je ne me suis intéressé profondément à rien ni à personne, pas même aux femmes que j’aimais “éperdument” : s’il me cuisait tant d’en être abandonné, c’est qu’avec elles je perdais non un objet précieux, mais un reflet valorisé. Je n’ai cherché la vérité qu’à l’opposé de la doxa, pour l’effet qu’elle produirait. J’ai choisi l’écrit comme un mode de communication sécurisé, dans la mesure où il sépare la conception de la publication, et autorise, au moins formellement, à travailler la part visible de soi sans nécessairement la falsifier. Mais ça n’a que peu ou mal fonctionné, que je m’écoutasse trop pour être entendu, fusse trop singulier, ou trop hermétique, pour servir de miroir, ou qu’il existe une absence de talent indépendante de ces trois vices. Et j’ai fini par m’acharner à un travail sans débouché, sans issue, qui s’achève quasiment où il a commencé, et n’a guère servi qu’à occuper le temps et refouler la vie. De tout cela (hormis le dernier article, qui ne l’aurait guère embarrassé, puisqu’il ne lui aurait pas fallu une page entière pour conclure au torche-cul) mon père avait l’intuition facile, puisqu’il lui suffisait de projeter sur moi ce qu’il redoutait de lire en lui, et ne se donnait pas la peine de verbaliser. Et moi, j’ai la conviction plus ou moins confuse, que j’essaie de clarifier depuis une quarantaine d’années, qu’il est responsable de tout cela, responsabilité limitée, s’entend, puisque pas plus que moi il ne s’est voulu ce qu’il était – ni ne l’a su, ou du moins n’en a fait état. Il serait tout de même temps d’articuler un réquisitoire qui tienne la route, ou d’abandonner l’accusation pour cultiver le thème de l’ingratitude, qui s’est fait pâle jour depuis le décès.

     Car jusqu’à présent, les charges sont à la fois écrasantes et vagues. J’ai fait maintes allusions à un double rejet, mais fort imprécises; et depuis qu’il m’est venu à l’esprit de nuancer le rejet maternel d’une période de transfert inversé sur mon petit frère, avec les quelques années de délai qu’elle impose, et la zone de mémoire préservée où elle nous fait pénétrer, il me semble que le rejet paternel s’accommode mal du très long laps où je me suis résolument situé, comme Jules Renard, du côté de papa, avant de le décevoir, et le mot est faible, en larguant d’abord les maths, puis la khâgne (après une grotesque tentative de suicide au dortoir), puis la fac (je préfère ne pas penser  au chef-d’œuvre, à moitié écrit, sur lequel, à 21 ans, je comptais pour vivre!), pour revenir la queue basse de cette belle aventure, et ”paresser” encore quatre ans avant de me mettre à gagner ma croûte. La question est inévitable : n’aurais-je pas inventé ce mythe du “rejet paternel” pour masquer l’intolérable ratage de mes années estudiantines, commencées avec un bon bac et un an d’avance, terminées avec trois de retard, et un métier déjà décrié? Ratage qui aurait en effet entraîné un rejet, mais plutôt bénin, disons un léger mépris, causé par mes performances, bien loin de les avoir provoquées. Mon père de surcroît n’ayant jamais oublié le mal-être de sa propre enfance, ni les incartades de son adolescence, ni peut-être à quel point ma naissance malheureuse me rendait “à plaindre”, et, à chacune de mes frasques, ayant fait l’effort de “venir me chercher”… Il ne serait pas impossible, après tout, que ces vingt ou trente derniers ans de mépris affiché fussent issus du mien, que je me suis toujours peint comme rétorsif.

     Nuançons : s’il m’a fallu du temps pour considérer mon père comme un ennemi, et comme l’auteur de tout ce qui déconne chez moi,ce n’est tout de même pas d’hier que l’identification, voire la simple confiance, furent grippées de son fait. D’abord, parce que c’était un menteur. Il peut paraître plaisant de lire ça de ma plume, mais voici, pour la dernière fois, c’est juré, ce que je tiens pour mon tout premier souvenir, et qui pourrait résulter d’une condensation symbolique : je suis à l’hosto, après je ne sais quelle opération de je ne sais quel œil : du droit, normalement, le mort, qu’il a bien fallu m’enlever un jour ou l’autre; néanmoins, comme il me pique de l’ouvrir, que les médecins l’exigent, et surtout que j’y vois en l’ouvrant, c’est à l’évidence du bon, du gauche, qu’il s’agit : que m’a-t-on fait, je l’ignore. Papa, qui répugne à user d’autorité post-opératoire avec un morpion, a apporté un sac de “bonbons noirs” (ses préférés, mais que je ne déteste pas), et prétend qu’il en contient de toutes les formes imaginables. « Même en forme de pluie? » Je sais que c’est impossible : au mieux, ce serait une goutte, et la pluie en exigerait plusieurs. Le oui paternel pourtant, s’il n’emporte pas la croyance, suscite la vérification, musclée par la curiosité; mais au préalable je me promets solennellement, s’il a parlé faux, de ne plus jamais ajouter foi à aucun de ses propos; et c’est un Père Noël, ou un sapin quelconque, qui me gifle l’œil, pas si violemment, faut croire, puisque je l’ai grand-rouvert depuis. L’anecdote est significative par sa banalité même, elle ne campe qu’un menteur occasionnel, et fort excusable, voire louable en l’occurrence; du reste, si serment d’incrédulité y a bien eu, je n’ai pas su le tenir. N’empêche que si la parole du père fut dotée d’impact jusqu’à la fin, et si je me garde autant que possible de m’en croire débarrassé, elle ne fut jamais, pour moi, la parole de Dieu, non seulement parce qu’il n’avait aucune vergogne à forger des vérités en fonction du but à atteindre, et qui était trop souvent d’en mettre plein la vue, ou plutôt l’ouïe, à son auditoire, lequel n’avait garde d’oublier, comme faisait le mythomane, les affabulations antérieures; mais parce que lui-même se mentait beaucoup, et ignorait ignorer, ou ne voulait pas le savoir. Je crois que je lui dois d’être à la fois devenu un menteur sans scrupule et un traqueur incompétent de vérités interdites : j’avais besoin de le croire, un besoin d’autant plus grand que j’avais adopté sa contemption de tout jugement extérieur, et, pour le faire bref, de tous les hommes sauf des rares qui l’estimaient : l’avait-il héritée lui-même? S’était-elle nourrie des verdicts parentaux à son encontre? De ses piètres résultats d’interne au lycée de Clermont, et d’un premier ou second bac s’enlisant en juin 40 dans un : « Déchirez vos copies, les Allemands sont là », alors qu’il estimait, dixit Sido, avoir pour une fois réussi? De son avancement piétinant, sous des chefs qui ne méritaient pas leur casquette? De ses années de dévocation “poétique” dont ne demeuraient que des bouquins inlus, quelques admirations enkystées (celle d’Apollinaire, par exemple, réduite à l’indicible “magie” de quelques vers isolés, comme “Odeur du temps brin de bruyère”, qu’on peut se figurer avoir écrits soi-même), et une solide haine du “snobisme culturel” qu’il avait renié? Ce n’est pas bien grave de s’avouer qu’on comprend mal Nietzsche, et pas du tout Heidegger. Mais l’étape “rien à comprendre” n’est pas éloignée, et, du temps de ma jeunesse malléable, papa était de ceux qui condamnent pour bidonnage tout ce qui passe leur entendement et leurs émotions : il vivait dans un monde de chatoyances peintes sur du néant, s’estimait le seul étalon fiable de l’authentique, et n’est-ce pas ce monde-là que je lui ai précocement emprunté, avec cette nuance que je l’ai inclus, lui, à la longue et non sans contorsions, parmi les frimeurs et les imbéciles? Peut-être serait-il plus simple de dire que nous projetions l’un et l’autre sur toute altérité notre propre structure histrionique, mais je soupçonnerais là une manière de lui mettre le pied sur la tête, car lui, à ma connaissance, n’en fut jamais conscient, ou du moins n’en souffla mot : les jeteurs de poudre aux yeux, c’étaient toujours les autres, et, au premier rang des plus pitoyables, son fils aîné : il est plus facile de renier un rejeton dont les premières impostures maladroites sont bien présentes à la mémoire, et lisibles en filigrane d’attitudes plus élaborées, qu’un père à qui l’on a prêté omnipotence et omniscience à des âges dont on garde la marque, mais aucun souvenir, sauf de rares élus, ceux peut-être qui s’acceptent intégralement? J’ai peur d’en être encore bien loin.

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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