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Inventaire avant liquidation
8 janvier 2019

Un dentiste remarquable et “caractériel”

     Il y a du bien fait pour ma gueule dans cette forme de vieillissement accéléré, auquel je n’ai consacré tant de pages que parce que je j’y recyclais une espèce de chronique qui, sur mon blog de narcipat, n’avait pas trouvé dix lecteurs. Je serai moins prolixe, espérons, sur le reste de ma carcasse, qui semble prendre à tâche, et en chœur, d’insinuer que, moi qui croyais faire moins que mon âge, j’aurai au moins sprinté sur la fin, et largement comblé mon retard fantasmatique.

     Pour le bilan dentaire, il est hors de doute que la négligence a joué le premier rôle. On ne peut sérieusement taxer un bonhomme qui pourrait vivre encore quinze ans de ses épargnes de n’avoir pas su prendre en compte les conséquences lointaines de ses… actes? Au vrai, quand on a joui six ans d’un double salaire, à une époque où les placements pépères étaient encore lucratifs, c’est moins d’actes que d’abstentions que résulte la préservation d’un magot. Il est en revanche naturel d’avoir les gencives dégarnies à 70 berges quand on n’a pris, hors douleurs, aucun soin de ses dents : je paie pour ma paresse, ma timidité, et mon habituel défaut de confiance en le discours dominant, puisque, d’une part, j’aurais aisément pu me donner pour habitudes des gestes, brossage vertical, fil dentaire, bains de bouche, que sais-je? qui, devenus machinaux, ne m’auraient rien coûté,au lieu de les remettre au lendemain, comme tant d’autres, et de pratiquer une hygiène buccale axée uniquement sur l’effet, de sorte que la solitude l’a réduite à quasi-rien une douzaine d’années durant; et d’autre part, j’aurais pu visiter les cabinets de dentistes sans attendre que la douleur m’y contraigne : du coup, j’aurais peut-être connu d’autres praticiens que le chapelet de charlots qu’a égrené ma vie : libres quand on a mal, bravo! mais souvent pour cause, bien que le public ne soit pas infaillible.

     En général, quand je compulsais l’annuaire, je m’adressais de préférence aux femmes, avant que l’Avodart ne m’émasculât; mais j’eus la chance de trouver l’une d’entre elles (un adorable laideron qui avait donné le coup d’envoi de Tu meurs, en memenaçant d’un cancer de la langue ou du palais à brève échéance) remplacée un beau jour par un mâle, lequel fut le premier grand pro que je rencontrai dans la branche. J’avais beau pouffer devant les sept lignes de diplômes qui s’étalaient en haut de ses ordonnances, je ne pouvais que constater qu’un bridge posé par lui tenait bon, et que lorsqu’il vous promettait un peu de douleur le soir, suite à une extraction, mais plus rien le lendemain, ça se passait comme il avait dit. Ma confiance en lui était donc sans réserve, dans son domaine, et quand je lui mouillais la compresse en célébrant la chance qu’on avait de posséder un bonhomme de son envergure dans notre quartier prolo, et en battant ma coulpe de m’en montrer si peu digne, puisque je laissais la porte ouverte aux bactéries, et ne venais le voir que lorsqu’elles avaient tout bousillé, j’étais sincère, du moins quant au contenu étroit du message. Ajoutons que Payard était très pédagogique, tenant à expliquer, en termes simples et clairs, ce qu’il allait me faire subir et pourquoi, et enchanté d’être compris (ce qui ne court pas les rues, même chez ceux dont c’est le métier : la plupart des gens qui expliquent n’ont aucun désir de partage); conscient et soucieux des limites humaines du patient, ménageant des pauses de rinçage-relaxation; qu’il avait une éthique au moins pro et pour la montre : sa femme subissant une grave opération, il annulait ses rencards de l’après-midi, sauf le mien, non, grand Dieu, que je rapportasse (j’étais à la C.M.U. en ce temps-là, ce qui sciait les dépassements juteux), mais parce que la radio révélait un abcès; et que si je ne pouvais mettre à son actif de ne pas souffrir de sa pogne, la dentisterie ayant considérablement évolué sous ce rapport en quarante ans, tout de même, quand je me remémorais certaine séance suivie de quinze jours d’aspirine ininterrompue et bien faiblement palliative… Bref, un as, selon moi, qui aurait dû avoir un carnet bourré à craquer pour un mois ou deux. Or rien que la semaine qui suivait était pleine de trous, et un tas de pékins devaient préférer endurer quinze jours d’attente supplémentaire à l’ordinaire de ses discours : vitupération incessante de la sécu, source de l’irresponsabilité et du tout-m’est-dû ingrat; mention spéciale à la C.M.U., sa bête noire : à l’entendre, les Français, et notamment ceux du midi, n’étaient dans leur ensemble qu’un tas de fainéants et d’assistés qui auraient parfaitement compris que dans ce pays de fêlés il valait mieux vivre à ne rien foutre que trimer comme un esclave pour se faire dévorer de taxes diverses, après avoir conquis le haut degré de qualification qui était le sien. Sur ce thème il était intarissable, et je ne m’affligeais pas trop de voir limitées mes possibilités de réplique, que j’eusse la bouche ouverte ou hermétiquement close sur quelque pâte, tant il était clair qu’il fallait abonder dans son sens ou se taire, alors qu’au prix où l’on réparait les dents, l’abolition de la sécu aurait fait fermer boutique à neuf dentistes sur dix.

     À l’instar de tant d’autres, il aurait estimé normal et naturel, après avoir grimpé jusqu’à Bac + 10 ou plus haut, de faire sa pelote en quinze ans, pour partir ensuite se la couler douce dans les mers du sud, et se dépitait de voir l’or monter si lentement dans son coffre; mais je le sentais moins avide de fric que de considération ou d’amour, à en juger par le souvenir émerveillé qu’il gardait, si! si! de la Guyane, une des populations les plus “assistées” du monde, et par ses imprécations continuelles touchant l’insulte permanente dont se rendaient coupables ses patients à l’égard, sic, du meilleur dentiste de la région : ces chiens ne s’en rendaient pas compte, n’étaient même pas reconnaissants, ils ne faisaient que ronchonner sans cesse, que c’était trop cher ou qu’on leur faisait bobo!

     Je lui ai vu, en moins de six mois de 2006, trois secrétaires successives : pour y tenir, il aurait fallu une sainte. Redoutable, dans son numéro de harcèlement hystérique (un jour que la MGEN avait aiguillé les remboursements vers mon compte, au lieu du sien), et encore étais-je témoin : mieux vaut ne pas chercher à imaginer ce qu’elles subissaient dans l’intimité : rien de sexuel, je présume, mais une inlassable fébrilité accusatrice : hyperactif par devoir, le bonhomme ne concevait pas qu’à son service on pût bayer aux corneilles trente secondes, remettre une relance au lendemain, laisser passer un seul paiement ineffectué. Ponctuel lui-même (j’ai oublié ce point, si important pour moi, au chapitre des qualités), le moindre retard le mettait en rage : on se fichait de lui! Bref, un très beau cas… qui s’était plutôt aggravé quand je revins le voir en 2009, après trois ans sans soins dentaires, ainsi qu’il me le fit observer, l’œil fort suspicieux. Mais sans doute avait-il raison, sur ce point, de me situer, moi, hors-us. Cela posé, il n’avait pas varié d’un iota : marre de cette région, marre de ce pays, il hésitait entre la Suisse et le XVIème arrondissement, un retour à ces beaux quartiers dont il se disait issu… et dont peut-être les habitants estiment aussi que « tout leur est dû », mais ils en ont le droit, puisqu’ « eux au moins, ils paient! »

     Fraichement teinté alors de vagues notions de narcissisme pathologique, et bardé de compréhension projective, j’étais tout de même gêné par ce qui m’apparaissait comme plus que des nuances, parfois proches de celles qui me dissuaderaient plus tard de tenir le cas de mon neveu pour aussi désespéré que le mien. D’abord, si je m’imaginais un instant glissant à ce gaillard qu’il pourrait avoir une part de responsabilité dans ses difficultés relationnelles, et que le rudiment de l’habileté consisterait à ne pas écorcher les oreilles d’autrui avec son propre éloge : laissez-le donc dire aux patients, que vous êtes un gars extraordinaire et surqualifié… ma main au feu qu’il péterait un plomb! Le pis qu’on pût lui lâcher en face, c’est qu’il était un écorché vif, qu’il devait prendre son parti de l’ingratitude, vu qu’elle risquait de lui pourrir la vie… qu’il prenait trop à cœur des opinions sans poids, etc, etc… Ou je me trompais grandement (mais j’ai l’habitude) ou lui insinuer qu’il serait, lui, un cas pathologique, l’interroger sur le ratage de la triangulation ou du deuil originaire, mettre sa réussite professionnelle au compte d’un faux self, n’aurait mené qu’à la rupture du dialogue. D’autre part, ou plutôt corrélativement, comment Narcipat, tout en attachant une importance démesurée à sa valeur, peut-il être un grand pro, c’est-à-dire avoir accepté, pendant tant d’années de formation et de pratique, ce détour vers l’objet qui m’est impraticable? Même si les dentistes ne constituent pas, comme je l’ai ouï ou lu, la lie des études médicales, Payard pouvait être plus intelligent que moi, sans mériter une médaille pour cela; mais ses capacités de retour sur soi semblaient des plus faibles, alors qu’il s’était montré capable de se détacher assez de lui-même pour s’intéresser aux dents, aux gencives, etc (il était, entre autres, implantologue), ou engranger du moins une somme d’info et de savoir-faire considérable à leur sujet, et pour affronter, sur ce terrain, la concurrence. Si narcipat y avait, il représentait un type (notablement) moins réflexif et moins inhibé que mézigue, surtout depuis que je m’étais retiré dans mon fromage (maigre) et ne conversais plus qu’avec moi-même : nous avons survolé depuis le fossé gabbardien qui sépare le narcissique inconscient, si j’ose dire, pour qui les autres ont tort, de l’entreprise de retour sur soi dans laquelle je suis embringué ici, et dont on voit où elle m’a mené. Mais peut-être conviendrait-il d’ajouter à la scie du constat d’échec de l’hypervigilance que s’en libérer l’esprit et l’affectivité laisse de la place pour des formes reconnues de valeur : il n’est pas nécessaire, pour réussir dans une discipline, d’y porter un si gros paquet d’intérêt intrinsèque.

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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