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Inventaire avant liquidation
9 janvier 2019

“Mes dents”, suite du feuilleton

     Désolé d’être sorti des rails : une fois encore, j’avais un vieux topo à retaper, et j’ai observé si peu de monde, ces seize ans, que les toubibs y prennent plus d’importance que leurs soins : revenons quand même à notre mâchoire, pas si magistralement équipée que ça, faut croire, puisqu’il n’a pas fallu deux ans pour que mes deux bridges commencent à se décoller. J’envoyai un courriel à Payard, bien le seul à qui convînt ce mode de communication, et sa réponse m’apprit qu’il avait vendu boutique… à une fille tout à fait charmante, mais qui se fit mettre en arrêt maladie peu après, non sans m’avoir annulé deux rendez-vous au dernier moment et m’avoir prescrit du Birodogyl pour compenser. À ce jour, elle est en congé depuis six ans, toujours propriétaire, semble-t-il, du cabinet, lequel a vu défiler une escouade de poulettes fraîches émoulues de la Fac, ou de mecs bas-estimés, d’après Gogol, dans leur patelin précédent : je ne sais si ça s’explique par le pourcentage qu’exige la titulaire ou le sale esprit du quartier, mais cette turne est un peu le pendant ma tour : quand on y reste, c’est qu’on ne peut pas aller ailleurs.

     Cela dit, mon incompétence ne devrait-elle pas m’interdire tout jugement? L’arrogante petite pimbêche à laquelle Bâfre m’a adressé, un jour que je l’interrogeais sur une relation possible entre les acouphènes et l’état pitoyable de ma dentition (« Je connais quelqu’un qui peut répondre à votre question! ») m’a fait subir des heures d’attente pour un boulot qui n’a pas tenu deux mois, alors que le seul bridge qui ait résisté jusqu’à l’heure est celui que j’avais trouvé si mal recollé par une débutante que ça m’a décidé à changer de crémerie : je sens encore sous la langue les bavures de mortier qui m’ont sans doute protégé des bactéries, pendant qu’elles envahissaient le maxillaire supérieur, dont les finitions étaient plus “achevées”. Renoncer à comprendre n’est pas viable; mais armé de mon seul savoir, avec la méfiance pour lanterne, en toute spécialité je vais de bourde en bévue; et comment se fier au verdict de praticiens successifs qui se contredisent? Selon l’une, très sûre d’elle, le Dr Payard, m’avait planté un bridge sur un kyste, et ne méritait pas tant d’éloges. La jeune Perampez, dont j’avais un peu de mal à déchiffrer les abois, s’époumona à corriger le mot “kyste”, impropre selon elle, qui soignait d’ailleurs, non la pile porteuse du bridge, mais la dent voisine : le renflement douloureux? Simple exostose! Je ne cherche pas d’excuse, mais je ne tardai pas à en avoir ma claque, et, décidé à ne pas faire de vieux os, m’en tins aux soins palliatifs : au moins cet état de dégradation, et la douleur qu’il comportait, creusa-t-il la routine du brossage consécutif au plus léger casse-graine, suivi d’une goulée de bain de bouche de supermarché, auquel mes bactéries, faute d’habitude, je suppose, ne résistaient pas.

     Je traînai donc deux ou trois ans un bridge à moitié décollé sur des dents pourries : une demi-mâchoire pourvoyait à 23h30 sur 24 de chewing-gum et au concassage de mes mets favoris, chips, cacahuètes, noix de cajou, pain français surtout, avec ses crêtes de croûte bien brûlée, sans égal dans les contrées que j’ai visitées, comme le café italien; mais je bouffais de moins en moins de tout cela, faute de pouvoir le stocker, et l’état de ma dentition en émoussant l’attrait. Je me sentais assez bien parti pour jouir du statu quo jusqu’au caveau, lorsque je découvris, comme creusé en une nuit, parce qu’indolore, sans doute, un trou au beau milieu de ma molaire la plus centrale, véritable pilier de la mastication restante. Je me pressai un peu plus que d’hab, d’appeler un Cunisson anciennement conseillé par Bâfre, et pas libre avant la St Glinglin; un Lépicier qui n’avait ni secrétaire ni standard, et ne me rappela que le lendemain; je n’avais lors vu d’issue que de revenir au cabinet foireux de la jeune Odjani, toujours égrotante, où je demandai une grosse fille qui m’avait paru moins nulle que les autres, et qui, bien sûr, avait mis les voiles. C’est là que… bon, Buu n’est pas un patronyme rare en vietnamien, et si je l’avais su avant l’ère d’Internet, j’aurais sans doute nommé autrement mon inspecteur, qui tient d’ailleurs à son accent circonflexe. Je ne crois même pas la coïncidence surprenante, quand on songe au nombre de noms auquel ma longue vie s’est frottée, via lectures surtout : ça va chercher le demi-million, dirais-je, beaucoup plus que pour un vivant normalement socialisé, qui se trace un cercle et s’y tient. Et, les probabilités ne subissant aucune écorne, la superstition restait coite, sans que je me tinsse pour autant d’imaginer un Buu malin et marrant, auquel je pourrais faire lire les aventures de son homonyme : pathétique, mais que voulez-vous? Je ne crois pas avoir dissimulé à quel point mon autarcie rit jaune.

     On m’avait assuré qu’il avait vingt ans de pratique : que venait-il donc faire dans ce vaisseau en perdition? À cela Gogol répondit par trois “avis”, en grande banlieue parisienne, un “très mauvais” et deux “exécrable” : motivés ni l’un ni les autres, mais point contrebalancés non plus, cas rare quand on a un ami au monde. Arrêtons-nous là : je n’allais pas jusqu’à nous voir épaulant nos solitudes respectives!

     Ce qu’il n’épaula pas, dès qu’il y eut jeté l’œil, c’est mon désir de garder ma dent : « Ah, une carie racinaire! » Apparemment ça changeait tout : rien moins que surbooké pourtant, il refusa catégoriquement de me la soigner, d’autant qu’elle paraissait insensible, et qu’il redoutait qu’elle ne fût nécrosée, ou affectait de le redouter, prévoyant déjà un appareil amovible en or massif, du moins pour lui, qui me le revendrait dix fois son prix, et le gain escompté pouvait brouiller le diagnostic. « Je suis aussi conservateur que possible. Mais là ce serait aller au-devant des ennuis. Prenez un autre avis. Non seulement je n’ai rien contre, mais je vous y engage. » Voilà qui sonnait assez fiable, mais ce qui sonnait surtout, et me sonnait de sirènes, c’était l’entrée en phase terminale, chapitre des soupes, crèmes et compotes. Je ne vais pas vous faire un croquis, mais à l’issue des opérations, les seules dents qui se feraient encore face, dans ma gargamelle, étaient les canines et les incisives, ces dernières bruxées jusqu’au nerf : il m’arrive de prendre des cachets rien que pour les oublier, on comprend que la perspective de m’en servir pour mâcher me fasse passer le goût des croquants. Des implants me paraissaient indispensables, ne serait-ce que pour caler un appareil amovible qui sans eux aurait vite fait de déchausser le peu de chicots qui me restaient; mais ils me coûteraient la peau des fesses, et j’avais quelque répugnance à raquer temps et monnaie pour une activité aussi subalterne que bouffer. Sans compter que le coup de perceuse pouvait rater.

     Des avis, j’en aurais bien pris cinquante, jusqu’à entendre celui qui m’aurait plu, c’est-à-dire de prolonger un peu l’existant. Mais je n’ai pas le cran d’affronter cinquante dentistes, ni même dix, ni même trois secrétaires. Le clampin que j’allai voir, à l’autre bout de l’avenue, m’avait rafistolé une molaire seize ans plus tôt, et conseillé, sans insistance, de la faire couronner dès que j’aurais renoué avec la sécu. Je l’attendais vaguement inchangé, incertain de le reconnaître, mais Chronos avait eu la main lourde : s’était-il tassé, peut-être n’est-il pas plus petit que moi, mais chenu, poupin, ventru, il me fit l’effet d’un gnome, mixte de Grincheux pour le caractère et de Joyeux pour la bedaine, très falstaffiesque, mais curieusement dure, comme je m’en apercevrais quand il se vautrerait sur moi pour m’arracher cette molaire bien rétive à sortir pour une dent condamnée. Car s’il n’avait pas absolument exclu un plombage d’essai, il estimait, lui aussi, après radio panoramique, que le moment était venu de faire le ménage en grand, et de procéder à l’extraction d’au moins sept ou huit dents, ou vestiges d’icelles. Ce qui ne me convainquit en aucune façon. Mais la triste vérité, c’est qu’en dépit de mes poses de casseur d’assiettes il me pèse de décevoir les attentes des gens, et que c’est par lâcheté que je me suis laissé faire, craignant d’ailleurs qu’il ne sabotât le boulot, et que cette dent, une fois fragilisée par un plombage, ne devînt ardue à extraire – ce qu’elle était déjà : je n’aurais rien perdu à la prolonger un peu.

 

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Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
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