Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Inventaire avant liquidation
5 décembre 2018

“Compréhension” de l’Autre et forclusion de l’altérité

     Récapitulons ce qu’on a de sûr : une naissance spécialement traumatisante, ou du moins porteuse d’une différence toute trouvée pour excuser tout échec ou presque, mais qui n’aura pas d’utilité immédiate; une concurrence scolaire avec un frère d’un an et demi plus jeune, susceptible de provoquer une régression vers l’âgeoù il aurait paru me supplanter, et des tendances sadiques dirigées contre lui, à quoi répondront des inquiétudes maternelles on ne peut mieux fondées touchant les blessures et lésions dont le cher petit pourrait être affligé, et, pourquoi non? dans la foulée, une bien naturelle haine de l’agresseur. L’étrange en l’affaire, c’est que je me suis toujours senti à l’aise avec ma mère, aux époques mêmes d’hostilité mutuelle la plus vive, sachant (ou croyant savoir) exactement que lui dire et que lui taire, alors qu’avec mon père j’avais toujours le sentiment de jouer la comédie, mais sans connaître les bonnes répliques, et (plus tard sans doute) en le trouvant lui-même à côté de la plaque. « Comme une femme qui tremble à l’approche de l’Aimé », ouarf : je persiste à n’en rien croire, d’autant que c’est plutôt lui, en ce cas, que j’aurais vu au féminin. Trancher qu’il ne savait pas aimer, parce qu’il n’aimait que lui? Que serait-ce de plus qu’un portrait du peintre, faisant trop bon marché de ma sécession, et du fait que je ne suis même pas sûr, l’amour, de ne pas le bouder?

     Rien de plus difficile que de s’interroger sur une forclusion, sur l’absence, en soi, de ce dont on n’a qu’une notion vague et verbale, véhiculée par les autres, qui peuvent mentir, et mal s’observer, donc qu’on ne peut croire sur parole. Il en est ainsi de ce que j’appelle l’altérité, une différence qui serait inentamable, de par laquelle tu ne serais irrémédiablement pas moi, ce qui m’est littéralement incompréhensible. Voilà cinq mille pages que j’associe, dans le flou le plus complet, cette “forclusion de l’altérité” à un cafouillage de la “triangulation”, que les psychanalystes, si j’ai bien compris, attribuent à un défaut d’apparition du Père symbolique, héraut de la Loi. Et cette absence du Tiers est en fait absence du Second, puisque je ne puis concevoir l’Autre que comme un Presque-Même destiné à me fonder en acceptant mon analyse (projective) de son mal. Un problème subsidiaire posé par cette définition prétentieuse d’une pathologie étant qu’on voit mal en quoi elle différerait de l’attitude de tous les moralistes, qu’ils aient ou non pignon sur rue, qui prétendent étudier l’Homme sur la base de leur propre introspection, la Tolérance ne répondant à rien, puisqu’on peut parfaitement tolérer, tout en les méprisant, des idiots qui ne comprennent ni eux-mêmes ni les autres. Existe-t-il une véritable altérité, au sens d’irréductibilité où je l’entends, je n’en sais rien, au moins me posé-je la question, qui m’était informulable il y a vingt ans. Les choses me paraissaient bien simples alors, en dépit des belles alternatives battues en mousse par les ethnologues, mais balayées par l’individualisme consumériste occidental, dans la mesure où leurs tenants représentaient un marché : Weltanschauung san, inuit, arapesh, navajo, tibétaine? Bonne blague, puisque ceux qui avaient le choix faisaient celui de se servir aussi largement que possible, et entraînaient les autres dans leur sillage –le paradoxe de cette théorie, si l’on peut appeler ainsi un simple renvoi de beaufitude [1], étant de ne pas inclure le drôle qui l’articulait; mais c’est qu’il préférait l’image aux pépètes, la dignité du clerc à la pauvreté nue. Idem, je tenais le narcissisme pour le substrat obligé de l’amour, dont “les gens”, simplement, ne prenaient pas conscience. Existe-t-il une autre forme d’amour, celle dont la littérature nous rebat les oreilles, celui que j’appelle “objectal”, sans trop me soucier d’utiliser l’adjectif à bon escient, un amour qui ne se soucierait pas de réciprocité, ni peut-être de valeur (celle de l’être cher n’étant, dans “mon système”, qu’appelée à fonder la mienne), et pourrait être poussé jusqu’à l’oblation sans qu’il soit besoin de s’aveugler au besoin d’un retour? Si oui, cette forme d’amour m’est fermée, à moins que la pitié n’en approche; et fermés du même coup les sentiments, et, sinon tout à fait les sensations, du moins l’impact qu’elles devraient avoir, si l’on se réfère à la littérature du sujet : raaah, le galbe de ce cul! Raaah, cette légère arrière-bouche de fruits rouges! Raaah! ce reflet de la lune sur l’eau calme du lac! Raaah, ce décrochement précis de la mélodie!… Car pour compliquer encore, ce n’est pas Mozart, ni tel K, ni tel mouvement, mais quelques secondes de musique qui vont provoquer cette émotion dont je déplore la faiblesse, tout en marmonnant que la plupart des autres, notamment ceux qui “travaillent” avec bruit de fond (ou mettent en compétition, pour des titres de Miss Ceci ou cela, des filles sublimes et d’immondes harengères aux “mensurations parfaites”… qui l’emportent deux fois sur trois!), doivent en éprouver encore moins… Mais oublions ça un instant, et admettons qu’en effet j’aie une vie diminuée, celle d’un histrion de la première heure, qui joue tout ce qu’il ressent… frêlement, à l’exception de ce qui ressort à la valeur du moi, voire à sa simple existence: car là, on ne rigole plus : quand on s’essuie les pieds sur ma tignasse, ou que simplement je m’en convaincs, là ça pète “pour de vrai”, sauf qu’il s’agit, neuf fois sur dix, d’une implosion, et que j’ai toutes les peines du monde à convertir la passivité en une autre action qu’autodestructrice.

     Il est possible, évidemment, que tous les hommes soient ainsi, ou peu s’en faut. Mais pourquoi donc ça ne débouche-t-il pas chez eux sur les mêmes tactiques, les mêmes déboires, et surtout les mêmes abstentions? Pourquoi, pour la plupart, affrontent-ils assez tranquillement le rejet, dont la perspective m’est aussi intolérable à presque soixante-dix berges qu’elle l’était à quinze? Je reste convaincu que j’ai été constitué spectacle, ou plus justement, le suis resté, n’ayant pu accéder à ce que j’appellerai la subjectalité… faute d’un regard qui me fasse être? Je me suis trop longtemps contenté de cette formule-pirouette, et lui ai trouvé, çà et , des étais, mais de là à dire qu’elle m’ait jamais pleinement satisfait… Ne pourrait-on considérer, à l’inverse, l’invisibilité comme une raison de s’affirmer? Et qui prétend donc que je fusse invisible? Est-ce qu’au contraire, quatre bonnes années durant, je n’aurais pas tranquillement régné, ne notifiant qu’à peine un traumatisme natal qu’une larve vagissante ne pouvait comparer à rien, ni lier à un handicap ou un enlaidissement, alors que ses parents, qui, eux, pouvaient tout cela, s’en seraient voulu de traiter une victime par le mépris, et qu’ensuite pour le petit frère, la borgnitude fut une donnée naturelle qui ne faisait même pas l’objet d’une différenciation : n’est-il pas plus vraisemblable que se soit développée chez moi, pendant ces premières années, une omnipotence infantile sans garde-fou, quiète au possible, et qu’aurait violemment giflée la transmutation du disciple en rival, suivie d’une noyade parmi les cancres? Que l’histrionisme soit né alors, avec la quête de la valeur perdue dans le regard d’un public, et, la mère étant dès lors disqualifiée, dans l’œil privilégié du Père, dont la majuscule n’en finirait pas ensuite de se déliter? Si l’identification fut impossible, c’est que c’était un faux-cul, un homme lui-même aliéné au spectacle qu’il donnait, entre autres dès lors à ses enfants, dont il ne faisait pas moins la vitrine de sa propre compétence, via scolarité, ou,par exemple lors des funérailles de mon grand-père, occasion d’un des rares satisfecit paternels dont il me souvienne, et pour quoi? pas pour avoir inventé la poudre, qu’il aurait sans doute décriée, mais pour avoir été bien sages, même si, naturellement, il n’eût pas daigné le dire en ces termes; mais c’était bien de ce grégarisme dédaigné qu’il avait reçu des compliments.

 

[1] J’en retrouve quelque chose (en plus fruste) dans la vision de la diversité que ressassait un Simenon, dont on veut nous faire un “psychologue”, et dont les succès de librairie me déconcertent. Ainsi, dans L’Afrique qu’on dit mystérieuse, un article de 1933 :« L’Afrique mystérieuse? Peut-être! Mais pas du tout à la façon des romans d’aventures. Mystérieuse parce qu’elle est comme le dernier témoin d’un autre âge que nous avons déjà oublié, un âge où les hommes vivaient sur la terre comme des poux sur la tête d’un clochard, sans s’inquiéter d’autre chose. » Simple exemple : pour lui, tous les peuples du monde, c’est nous, en moins évolués. Mais je trouve encore plus idiot d’exalter systématiquement les croyances et mentalités primitives, comme il est de rigueur depuis une cinquantaine d’années : les gens qui “choisissent d’être Indiens” ne manquent pas de regagner leur contrée d’origine et de s’y édifier un Cigalou quand les livres où ils narrent leur expérience les ont un peu remplumés.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Inventaire avant liquidation
  • Conclusion de la longue auto-analyse d'un narcipat incapable, 4 ou 5000 pages après le premier mot, de préciser ce qu'il a d'universel, de groupal ou de singulier. Un peu longuet, pour un constat d'échec! Mais je n'ai rien d'autre à proposer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité